shooting session → Marjane

« Thanks everybody, beautiful work today », Léandre lâche, entre deux gorgés du thé qu’il s’est préparé dans un énorme thermos. Le bureau – autrefois propre et rangé – n’est qu’un vaste champ de ruines, ou plutôt de robes, pantalons, blouses et autres vestes. Dans la salle réservée à la photographie, il a fait installer un fond spécial, printanier et champêtre, qui lui a évité de déplacer tout le monde dans un champ à bonne distance de Londres. C’est Marjane qui a supervisé la séance photo, et les mannequins, hommes et femmes, se trimballent dans les lieux et se déshabillent pour abandonner ses créations qui retourneront à leurs placards pour quelques semaines, encore, jusqu’au prochain défilé. Il est content du travail effectué, mais la journée a été longue – Léandre a convoqué tout ce beau monde à 8h ce matin, et il est près de 19h. Il s’est occupé d’offrir à déjeuner à tous les gens venus aujourd’hui spécialement pour travailler pour lui mais inutile d’avoir fait des études de psycho pour réaliser, aux traits tirés des gens qui l’entourent, que tout le monde est assez fatigué. « You all can go, thanks again for today », il lance donc en remettant le rangement au lendemain – samedi, donc, pas de chance pour lui. Il aime bien ranger, cela dit, et puis ses week-end ne sont jamais très occupés de toute façon.

Il observe les gens qui s’en vont et observe Marjane qui est toujours dans le coin, se demandant si elle reste pour faire plus professionnelle – ou bien simplement pour le plaisir de sa compagnie. L’idée le fait un peu sourire et il jette un œil distant à sa montre. « Fancy a drink in the bar downstairs ? They have a mojito to die for », il propose dans un haussement d’épaule, pour être gentil et pour la remercier, aussi, de travailler avec lui de si longue date.

Apparemment, la perspective du mojito tente Marjane qui lui répond avec un enthousiasme non déguisé qu’il ne sait pas trop sur quelle explication mettre – est-ce que c’est la simple perspective du mojito qui la met en joie, ou est-ce que c’est plus que ça, sa compagnie, peut-être ? Il se remémore les paroles de Tristan qui l’incitait, quelques jours plus tôt, à trouver quelqu’un, lui le gendre idéal. Il s’est enfermé dans le célibat, c’est vrai, en dehors de quelques soirées accompagnées d’histoires peu sérieuses qui ne lui ressemblent pas tellement – mais un homme a bien besoin de tendresse. Draguer n’a jamais été son truc, cela dit, et ça n’a pas changé subitement ces dernières années, et puis il n’est même pas sûr de lui, sûr d’en avoir envie, alors il se contente de se la jouer cavalier et l’entraine dehors, refermant le bureau à clefs derrière lui – il viendra ranger le lendemain, une tâche qui ne lui incombe qu’à lui, en réalité. Ils descendent jusqu’à se retrouver devant le petit bar dont il connaît le patron qui vient d’ailleurs les saluer et leur offre une place sur la petite terrasse chauffée qui donne sur la rue et le soleil londonien – il adore cet endroit. Il sort une cigarette et s’installe, tombant sa veste pour l’occasion. « So, mojito it is then ? » il demande en lui tendant la carte. « They have one which tastes like strawberry, I think », il ajoute.

Léandre se laisse aller à la détente significative d’une journée de travail terminée et rondement menée. Ce n’est pas tous les jours qu’il a l’impression d’être suffisamment actif ; d’ailleurs, ces dernières semaines, il s’est senti un peu à la traine de manière générale. Les ennuis, la fatigue, les questions soulevées par le retour de Calliope et l’état de son meilleur ami qu’il ne parvient pas à calmer mais qu’il semble froisser un peu plus à chaque fois qu’ils se croisent ne l’ont pas aidé, il faut le dire. Et puis il y a le retour de Laureline, aussi, comme s’ils s’étaient tous donnés le mot pour se mettre à chambouler la vie tranquille des londoniens tout à coup et tous ensemble. Mais aujourd’hui, il a bien avancé, suffisamment travaillé sans doute pour se reposer, plus serein, les jours à venir. Alors il profite de la table et de la compagnie de Marjane pour inspirer et se détendre un peu, lui qui ne doit franchement pas avoir l’air d’être un type commode, de l’extérieur, comme ça, toujours un peu sur la réserve.

« I love strawberries », il répond en haussant une épaule amusé, s’imaginant déjà avec le cocktail rose que l’on va déposer devant lui, comme s’il s’amusait à entretenir mystère et cliché autour de sa personne – ce qui est un peu le cas. Il passe la commande et abandonne sa veste à son tour, extirpant de sa poche un paquet de cigarettes, mauvaise habitude héritée des années de stress, sans doute, de deuil, aussi. « Do you want one ? » il demande en penchant la tête, remerciant la place trouvée sur la terrasse chauffée pour leur permettre de fumer. Heureusement qu’il voyage beaucoup, parce qu’à Londres, les paquets sont évidemment hors de prix.

Léandre finit par commander un verre d'absinthe bien corsée et laisse Marjane choisir ce qu'elle veut. Sa cigarette rejoint ses lèvres à intervalles réguliers, mauvaise habitude héritée des années de solitude à tenter de faire le deuil d'une multitudes de choses et de personnes. Léandre ne savait plus très bien où il en était dans la vie, après la mort de son père et l'énième départ de Calliope, et il fallait bien qu'il se reconstruise et se reforge une identité. Il s'est aidé de nouvelles choses dont il ne ressentait pas autrefois le besoin, comme la cigarette ou un verre de vin de temps en temps. Lui qui avait si longtemps vécu une vie extra-rangée s'autorisait peu à peu quelques détours infimes et sans gravité - quoi que sa santé penserait sans doute autrement.

« Oh I see », il répond en lui offrant un sourire. Marjane est jolie et bien faite, il ne devrait pas être réellement difficile de lui dessiner une robe qui lui irait bien. « Do you want one of the new collection or a dressed drawn specially for the occasion ? » il demande en penchant un peu la tête. Il est prêt à le faire dans les deux hypothèses, bien prêt à rendre service à une amie, soit en lui donnant une robe de sa nouvelle collection, soit en prenant le temps d'en dessiner une au fil de ses inspirations. « If you have an idea, I can definitly draw it »