Réunion au sommet ◊ Jac

Une dizaine de sms laissés les uns à la suite des autres sans réponse, cinq appels en absence. Obsessionnelle, entêtée ? Casey l’était probablement un peu. Pour la énième fois, elle lança un regard dans son dos, dans l’espoir d’y repérer la silhouette bien connue d’Oliver, parmi les passants. C’était donc officiel : son frère était en train de lui faire un faux plan. On se racla la gorge dans son oreille, et elle arbora un sourire crispé à l’homme qui attendait qu’elle avance dans la file d’attente qui s’était creusée pour gagner les hauteurs du London Eye. Elle hésita à s’extirper de la file, pas forcément ravie au premier abord de devoir monter toute seule dans la grande roue. En même temps Oliver était gonflé, elle venait d’attendre trois plombes et touchait enfin au but – elle était suffisamment bornée et dans l’esprit de contradiction pour abandonner si vite. Elle lui envoya un message – un de plus – pour lui confirmer que c’était tant pis pour lui, avant de gagner place dans l’une des nacelles, après un bref hochement de tête, en terme de salut, pour l’autre jeune fille, qui pour quelque obscure raison, ou simplement par plaisir se retrouvait à ses côtés, le temps de l’attraction. La roue s’éleva lentement, avant d’atteindre son point culminant dans le ciel, et de se stopper quelques instants, le temps d’admirer la vue.

Sauf qu’elle ne s’ébranla plus.

Ils vont bientôt nous dire qu’on est bloqué, commenta t-elle à haute voix. Pour détendre l’atmosphère, par besoin irrésistible de rompre ce silence, qui du coup ne devenait plus naturel, mais gênant. Pour appuyer son propos, rapidement on leur annonça que suite à un problème technique, ils risquaient d’être bloqués ici… un certain temps. Te voilà coincé avec moi… Heureusement tu as de la chance, je ne suis pas une psychopathe. Après, je crois que c’est ce qu’ils disent tous. Mais c’est vrai ! Enfin que tu n’as rien à craindre quoi, s’empressa t-elle de rajouter, en s’emmêlant les pinceaux. Je compte sur toi pour me laisser aussi la vie sauve, maintenant… plaisanta t-elle.

Jac déambulait dans la capitale anglaise le coeur anormalement léger. Elle sentait le soleil réchauffer son dos, les parterres longeant les routes recommençaient à fleurir et il faisait assez doux pour qu'elle ait pu mettre sa robe préférée sans avoir à l'assortir d'un collant opaque. Elle avait enfoncé ses écouteurs dans ses oreilles et marchait au rythme des Beatles, ses cheveux dévalant ses épaules couvertes d'une veste en jean. Elle avait quitté son appartement en début d'après-midi, décidant qu'il était temps de reprendre sa vie et son bonheur en main. Matthew était à Belfast pour la semaine pour son travail et elle se sentait beaucoup moins stressée et oppressée depuis qu'elle l'avait déposé à l'aéroport et qu'elle l'avait vu disparaitre derrière les portes coulissantes. Elle n'avait même pas tiqué en le voyant prendre galamment le sac de voyant de sa collègue Iris et lui poser la main dans le dos pour la laisser passer devant lui. Elle s'était fait une raison. Elle comptait bien profiter de ces quelques jours de liberté, et elle commençait par faire tout ce qu'elle n'avait encore jamais eu l'occasion de faire à Londres. Elle avait déjeuné dans un pub de Soho et se dirigeait maintenant vers le London Eye. Elle était déjà passée de nombreuses fois devant bien sûr, mais elle n'avait jamais pu y entrer à cause du vertige de Matt.
Elle se mit à la queue, son regard fixé sur la roue qui se détachait sur le ciel bleu. Elle avait hâte de monter dedans, si bien que sans s'en rendre compte elle se retrouva devant l'entrée de sa cabine. Une autre jeune femme se trouvait à l'intérieur et la roue se mit en action lentement. Jac dévorait la vue avec émotion. Elle adorait cette sensation, avoir l'impression d'être inaccessible et que rien ne pouvait l'atteindre. Soudain, tout s'arrêta. Elle jeta un coup d'oeil surpris à sa compagne de cabine et la vit bouger les lèvres. Elle ôta un écouteur quand l'autre dit « Te voilà coincée avec moi… Heureusement tu as de la chance, je ne suis pas une psychopathe. Après, je crois que c’est ce qu’ils disent tous. Mais c’est vrai ! Enfin que tu n’as rien à craindre quoi. Je compte sur toi pour me laisser aussi la vie sauve, maintenant… » Jac laissa échapper un petit rire et secoua la tête en levant les mains. « Je suis aussi dénuée de toute intention criminelle ! » puis, avec un air plus inquiet « J'espère que ça ne va pas être trop long... c'est toujours dans ce genre de situation qu'on a envie de faire pipi... au moins, on a une belle vue. Je m'appelle Jac au fait, et toi ? »

Plutôt que de s’inquiéter de la situation, Casey en profita pour sortir ton téléphone de la poche de son jean’s. Cette petite pause imprévue lui laissait tout le temps nécessaire pour plusieurs photos de la vue de Londres et de Big Ben et du parlement notamment. Bizarrement, elle avait confiance en ce genre d’infrastructure parce qu’elle partait du principe que tout était forcément prévu pour ce type de problème, donc pourquoi avoir des craintes ? Cet optimisme à tout épreuve pouvait parfois être épuisant pour ses frères et sœurs, de la naïveté parfois, pour ceux qui la fréquentaient un peu moins. Et puis, tant qu’elle n’était pas coincée ici avec la pire des compagnies… Elle acquiesça d’ailleurs à sa remarque, avant de reprendre. Tu sais que depuis le temps que j’habite à Londres, je n’ai jamais pris la peine de monter dans la grande roue ? Comme quoi, on voulait vraiment que je me souvienne du voyage… Elle avait pris le parti de la tutoyer d’office, peut être parce qu’elle avait l’air physiquement d’être à peine plus âgée qu’elle. Je suis Casey, et je serai votre capitaine de bord durant ce voyage, accompagna t-elle sa réflexion d’un sourire. Mon frère devait venir avec moi, il est visiblement aux abonnés absents. Elle déverrouilla son téléphone une fois encore pour vérifier son écran définitivement vide de tout message. Non mais c’est dingue, aucune réponse depuis tout à l’heure, maugréa t-elle plus pour elle même. Elle soupira, comme si elle espérait de cet façon que ce dernier devine sa mauvaise humeur jusqu’à l’autre bout de Londres. Toi aussi, on t’a posé un lapin ? En vrai, elle n’espérait pas quand même, parce que non seulement ça voulait dire qu’elle venait de mettre les pieds dans le plat, mais en plus qu’elle allait peut être se retrouver avec une réunion de crise à gérer, sans échappatoire.

A plusieurs mètres de là, la vie des londoniens était en train de poursuivre son cours, se souciant bien peu de pauvres déboires de ceux bloqués dans la grande roue. Dommage, il manque juste la coup de champagne, et ce serait parfait, releva t-elle, décidément incapable de garder sa langue dans sa bouche plus de 5 secondes d’affilés.