elea - memento mori

« Tu m’en veux ? » Quelques mots à peine audibles s’échappent de l’emprise des lèvres d’Eleanor. Elle n’attend pas de réponse, comment pourrait-elle, les cailloux ne parlent pas. « Je suis désolée de ne pas être venue plus tôt… je… désolée. » Ses doigts fins caressent délicatement la pierre tombale, en l’effleurant presque, comme si elle avait peur que tout s’écroule sous la pression de son geste. « Je t’ai ramené des fleurs. Des camélias. Je sais que tu disais toujours que les fleurs étaient mieux dans la nature, qu’il ne fallait pas les couper… Sauf que voilà, tu n’es plus là, et moi je suis là. Moi je suis là, et j’aime les fleurs, et j’ai besoin d’elles, au moins pour me donner l’impression de faire les choses comme il se doit pour une fois. » Sans lâcher le bouquet qu’elle agrippe dans sa main gauche, elle se laisse tomber au sol et s’assied en tailleur, face à la grande croix. Son regard évite le monument et se concentre sur les pétales roses. Amour éternel. Voilà ce qu’ils lui ont dit chez le fleuriste, et elle s’est dit que c’était plutôt seyant.
« J’ai toujours ta bague. Je ne pouvais pas la garder à mon doigt, c’était trop douloureux de la voir là, tous les jours, tout le temps… Alors j’en ai fait un pendentif. Il est là, regarde. » Elle joint le geste à la parole et révèle un collier en or que dissimulait son chemisier. Son poing se referme autour du bijou, comme pour le protéger.
« J’ai vu ta famille. Ce n’est pas la première fois, bien sûr, depuis… enfin, ce n’est pas la première fois. Lily est à Londres aussi maintenant. Ils ont toujours été si gentils et patients avec moi, j’ai beaucoup de chance. Ta mère a recommencé à dire ton nom, Alec.» Prononcer ces deux syllabes coupe totalement la respiration d’Elea. « Elle a mis du temps, presque sept ans. Et moi aussi. » L’émotion que la rousse retient depuis qu’elle a foulé le sol du cimetière de Warriston, pour la première fois depuis 1999, commence à s’entendre dans les fluctuations étranglées de sa voix et à se lire dans son regard noyé. « Edinbourg me paraît moins belle que quand tu étais là avec moi. Je ne reconnais plus rien sans toi, ici. Aussi loin que je me souvienne, ma mémoire associe toujours ton visage à cette ville qui nous a connus ensemble enfants, adolescents, fiancés. Et puis seule. »Elle baisse les yeux. « Je ne viens presque plus ici, à Edinbourg, à quoi bon… Je suis à Londres maintenant, tout le temps, même les étés. » Elle finit par ajouter, avec plus de détermination, comme si elle voulait aussi se persuader elle-même : « C’est bien. Je… tout va bien. J’aurais préféré que tu sois là, mais ça va. »