If in doubt, don't + Elizabeth

Elizabeth s’étira et vérifia l’heure sur son ordinateur. 21 h 26. Le centre social était vide depuis longtemps maintenant, les employés avaient quitté les lieux, à part le gardien de nuit et elle, mais elle ne se résignait pas à rentrer chez elle. Pourtant, sa to-do list quotidienne était cochée depuis longtemps. Ses dossiers étaient tous rangés. Elle aurait pu s’en aller. Mais Matthew et Adam étaient chez leur père ce soir-là et l’appartement était incroyablement morose quand les garçons n’étaient pas là. Elle ne supportait plus de refermer la porte d’entrée sur le silence. Alors Elizabeth restait le plus tard possible au bureau et ne rentrait qu’une fois la nuit bien entamée, et là, il ne fallait pas longtemps avant qu’elle n’avale ses somnifères et qu’elle ne s’écroule sur son lit jusqu’aux petites heures du matin. Et une nouvelle journée commençait.

De la force de caractère, Liz n’en manquait pas, mais certains jours étaient pourtant plus durs que d’autres. Les seuls où elle se sentait vraiment elle-même étaient quand elle avait Matthew et Adam avec elle. Mais personne ne s’en serait douté. Ses collègues et amis en étaient sûrs : elle allait bien et elle faisait d'ailleurs tout pour leur faire croire. Après tout, n’y avait-il pas toujours plus malheureux qu’elle ?

Non loin, une église sonna la demi-heure. Elizabeth se résigna à éteindre son ordinateur. Elle aurait dû partir, maintenant, pour ne pas craquer, mais le chocolat qui se trouvait dans le tiroir l’attirait inlassablement. Elle savait qu’elle filait un mauvais coton, elle le savait tandis que les prospectus sur les troubles compulsifs de l’alimentation qui se trouvaient non loin d’elle la narguaient. Elle se décida à en manger un carré, un seul. Mais la tablette y passa et elle se sentit coupable alors qu’elle atteignait les toilettes qui jouxtaient son bureau. Qu’avait-elle raté ?


Tout avait si bien commencé, pourtant. Aaron et elle s’aimaient sincèrement à leur rencontre à l’Université d’Oxford. Bien entendu, ils avaient traversé des périodes difficiles, comme tous les couples, mais Elizabeth s’était persuadée que tout était normal. Évidemment, la famille de son mari ne l’aimait pas. Elle devait bien admettre que la réciproque était plus que vraie. Les Grayson étaient tout ce qu’elle détestait. Libres comme l’air, excentriques, aux mœurs dissolues… Comment Elizabeth, fille de pasteur, élevée dans la foi la plus intense et les principes moraux les plus stricts, aurait-elle pu s’entendre avec eux ? Elle avait essayé, bien entendu, par amour pour Aaron, de laisser ses préjugés de côté. Liz avait eu le beau mariage à la campagne dont elle rêvait. Mais elle ne supportait pas que sa belle-famille s’occupe de Matthew et Adam, et si les mots n’avaient pas été formulés ainsi, elle avait fait comprendre à Aaron que c’était elle ou eux. Au début, elle était sûre que leur séparation ne durerait pas, mais le divorce avait été prononcé. Et puis il y avait eu Claire.

Claire. Une actrice. Une Française avec son accent délicieux. Une rousse. Plus jeune. Tout ce qu’elle ne serait jamais. Elizabeth avait dû s’avouer vaincue. Aaron était heureux avec sa nouvelle compagne et comble de malheur, même Matthew et Adam l’appréciaient. Ce n’étaient pourtant pas les efforts qu’elle faisait pour la détourner d’eux. Elle ne pouvait s’empêcher de lancer des piques sur la nouvelle femme de leur père sans rien paraître dans l’espoir que la graine de la discorde sème en eux. Mais cela ne suffisait pas.

Si seulement elle avait sa famille lui procurait du réconfort ! Ses parents lui promettaient que Dieu lui avait fait parvenir cette épreuve pour la rendre plus forte. Chacune de leur visite l’adjoignait à ne pas se laisser abattre. Elle n’avait plus de nouvelles de Calixte depuis des mois, maintenant. Le frère et la sœur ne s’étaient jamais vraiment entendus. Elle avait tenté un rapprochement quelques années plus tôt, alors que Calixte avait eu un accident de moto et que son mariage présentait déjà des signes de faiblesse, mais ça n’avait pas suffi.

Elizabeth aurait tant aimé retrouvé la complicité qu’elle avait eue autrefois avec Rose. Elles avaient partagés tant de jolis moments étant plus jeunes ! Mais sa sœur s’était elle aussi éloignée des valeurs familiales. Liz ne se souvenait pas exactement quand et comment c’était arrivé. Sans doute à l’adolescence de Rose, mais elle n’avait pas su mettre le holà à temps, apparemment. Elle aurait tant voulu l’appeler aujourd’hui, juste pour lui faire savoir qu’elle lui manquait et même qu’elle était fière de son succès, mais son orgueil lui interdisait de faire le premier pas.

Restait Thomas, son dernier frère, le plus jeune, qui était le seul à avoir des rapports cordiaux avec elle. Il amusait ses neveux, il essayait de la faire sourire, de lui faire rencontrer des gens. Mais elle n’était même pas capable de lui montrer le bon exemple d’un couple solide.


Elizabeth frissonna alors qu’elle sortait enfin du centre social. L’air du soir était frais. Elle resserra son foulard autour de son cou et accéléra le pas jusqu’à la bouche de métro la plus proche. Ses parents ne comprenaient pas comment elle pouvait exercer ce métier. Évidemment, elle devait accueillir des adolescentes sur le point d’avorter, des jeunes dans le doute quant à leur sexualité, des gens à la vie dissolue. Elizabeth, qui n’en pensait néanmoins pas moins, devait cependant mettre ses convictions de côté. Elle n’était pas devenue directrice de ce centre social après avoir été conseillère sans mettre un peu d’eau dans son vin. Elle les renvoyait alors  vers les associations appropriées, vers le planning familial,… Et chaque dimanche, à l’église, pendant l’office de son père, il lui arrivait de se demander si tout cela avait un sens. Est-ce que ce qu’elle faisait était bien ? Cela ne l’éloignait-elle pas un peu plus de Dieu chaque jour ?

Le métro arriva enfin en quai et elle monta dans la rame à moitié vide. Elizabeth s’assit sur un fauteuil et laissa distraitement son regard se perdre dans la rame. Non loin d’elle, un couple d’adolescents s’embrassait goulûment sans se soucier le moins du monde des personnes qui l’entouraient. Fronçant les sourcils, Elizabeth en était agacée. Agacée car selon elle, cela ne se faisait pas et surtout, parce que cela faisait remonter des souvenirs d’Aaron. Elle se souvenait de ce premier baiser, qu’elle avait tant attendu. Cela avait été doux et romantique. Le romantisme manquait vraiment dans la scène qu’elle vivait en ce moment. À côté d’elle, un homme d’une quarantaine d’années regardait aussi le jeune couple, mais contrairement à elle, il semblait trouver la scène amusante. Leurs regards se croisèrent et il lui renvoya un sourire charmeur. Elizabeth détourna les yeux. Le wagon ralentit, s’arrêta, les portes s’ouvrirent et les ados, sans se lâcher une seconde descendirent, l’homme sur les talons. Avant que les portes ne se referment, il adressa un dernier sourire à Elizabeth. Elle frissonna, même cette fois, ce n’était pas de froid. Liz avait toujours cru qu’elle serait la femme d’un seul homme et tout s’était effondré. Elle ne pouvait imaginer ce que ce serait de rencontrer un autre homme, de sortir, de rire, de s’amuser, de… ? Non, elle ne voulait pas de ça.

Elizabeth arriva chez elle un quart d’heure plus tard. L’appartement plongé dans le noir lui sembla plus vide que jamais, alors que les affaires de ses fils traînaient pourtant ici et là. Mais elle ne pouvait s’empêcher de penser qu’ils étaient avec leur père et avec elle. Elle traversa l’appartement dans l’obscurité et se rendit dans sa chambre, dans cette grande chambre vide. Sans même se déshabiller, juste le temps d’enlever ses escarpins, elle passa par la salle de bains, s’allongea sur son lit et tenta de trouver le sommeil.

Et demain, une nouvelle journée commencerait.