«
Si j’étais toi, je ne ferai pas ça. » J’ai laissé glisser mes lunettes le long de mon nez, celles que je ne mettais que pour avoir l’air plus sérieux, plus sévère. Je n’avais aucun problème de vue référencé à ma connaissance, même les deux verres fins me vieillissaient. Il a ralenti son geste, jusqu’à l’abandonner complètement, louchant dans ma direction avec un mélange d’incompréhension et de crainte passive refoulée. La bouteille de vin en suspens dans la main droite, à quelques centimètres au dessus d’un verre calcaire. Je me suis levée, reposant le magazine que je feuilletais d’un geste machinal sur la table basse, et me suis dirigée vers lui d’un pas lent, mesuré. J’ai attrapé la bouteille et l’ai posé sur la table, secouant la tête avec réprobation. «
Quoi ? » fut la seule chose qu’il fut capable de m’opposer. J’ai laissé échappé un gloussement satisfait, l’effet théâtral au grand complet, la panique montante, le grand questionnement démarrant. J’ai toussé un peu, pour me racler la gorge. C’était délicieux de savoir qu’il allait être terriblement impressionné, puis gêné, pour finir par me supplier presque pour que je m’en aille. Pas avec des mots, non, mais avec les yeux. Avec ses expressions, ses mimiques, ses habitudes. J’ai glissé mes doigts sur le haut de la bouteille, souple. «
Ce vin, importé de France – Bordeaux – date de 2009. C’est une bouteille d’une banalité sans nom et un vin d’un très mauvais cru, qui plus est. » Mes yeux ont vrillé sur le verre posé juste à côté de lui. «
Ce verre là est propre mais tellement vieux qu’il n’est plus transparent. Il modifiera le goût de tout ce que tu verseras à l’intérieur, ce qui éventuellement, me serait très désagréable. » Haussement d’épaule désolé, comme si j’y pouvais quelque chose. Cette manie snob insupportable que j’avais, et qui par ailleurs, était plus forte que moi et me poussait à anéantir tous les espoirs de ceux qui déjà avaient le courage de me proposer un dernier verre. La soirée avait été assez agréable pourtant. Rien de particulièrement fou, mais rien de pénible non plus. Une belle soirée, un beau mec. Un beau gâchis. «
Je suis désolée. », ai-je simplement répondu à sa mine interloquée. «
Une vieille habitude. » J’ai attrapé ma veste sur le dossier d’une des chaises, et ramassé mon sac. Je l’ai embrassé sur la joue pour lui dire au revoir, si ce n’était adieu, et je suis sortie par la grande porte, toute seule, comme une grande.
L’air extérieur était glacial, vivifiant. Je n’ai pas pu m’empêcher de rire. Saleté de père œnologue, hein ? Mais ça n’était pas que ça. Tous les prétextes étaient bons à fuir l’engagement et la répétition. Il valait mieux rester seule, ne pas prendre le risque d’être déçue. C’était la seule solution pour ne pas terminer comme lui. Par la fenêtre.
J’ai remonté le col de mon manteau calmement, oubliant déjà la scène qui venait de se produire, la reléguant dans un coin de mon esprit. J’étais sentimentalement dérangée, ça c’était clair. Mais je m’y étais faite. Les plaisirs rapides d’une seule nuit me suffisaient, du moins pour l’instant. L’important résidait dans autre chose, l’important était ailleurs. J’ai marché un moment, observant les veloutes d’air chaud s’échapper de ma bouche, et les promeneurs retardataires évoluer aux alentours. Soudainement, sans que je ne m’y attende, j’ai senti une main ferme s’agripper autour de mon bras. Je n’ai pas pu retenir un léger cri de protestation, une angoisse soudaine mais légère me faisant appréhender. Finalement, ce n’était que lui. Une pointe d’intérêt s’emparait de moi à l’idée qu’il m’ait couru après, mais je ne me faisais pas tellement d’espoir. «
Tu m’as fait peur. » Mes mots sonnent comme des reproches las, mais il me fixa pendant quelques secondes, semblant chercher les bons mots. «
Je ne peux pas te faire boire de bon vin, parce que je suis fauché. D’accord. Mais tu pouvais rester. Au moins jusqu’à demain matin. » Ses paroles m’auraient paru perverses dans n’importe quelle autre situation, mais l’intonation de sa voix, la lumière dans ses yeux, me convainquent que toutes idées qu’il ait derrière la tête, elles ne pourront pas me nuire si je les accepte. «
Tu n’as pas tort. » J’ai hoché la tête comme une petite fille sage, prenant son bras et restant silencieuse, sur le trajet jusqu’à son appartement.
«
Merde ! T’as pas vu mon pull là ? » J’ai secoué les draps dans l’espoir que mon pull s’en échappe, fronçant le nez d’insatisfaction à mon propre égard. Il était presque huit heures, et je devais être au centre dans moins d’une heure si je voulais être à l’heure. Je n’étais jamais en retard, c’était une règle d’or. «
Sur la table, là bas. Tu veux même pas prendre une douche ? Un café ? » J’ai secoué la tête, le nez froncé d’insatisfaction, très contrariée par moi-même. «
Ecoute, une douche, un café, c’est déjà trop intime pour moi. Je suis désolée. » J’ai enfilé mon pull, et j’ai fait un geste d’adieu de la main droite.
Aussitôt dehors, je me suis mise à courir aussi vite que mon état de fatigue me le permettait. J’aurai pu prendre un taxi, j’aurai même pu appeler un chauffeur, mais l’air frais me réveillait, au moins. Je suis arrivée chez moi, et mon calcul temporel me permettait d’épargner 15 petites minutes pour ma préparation. «
Tu rentres tard. Ou tôt ? » J’ai maugréé une réponse incompréhensible, balançant mon manteau et mon sac sur la chaise disposée dans l’entrée. «
Bonjour Papa ! »
Faisons un arrêt sur image de deux secondes. Je vivais bien avec mon père, et oui, j’avais pourtant bien 24 ans. Mais notre vie n’avait pas été simple, et nous installer dans la même maison était apparue comme la meilleure solution temporaire envisageable. Jusqu’à récemment, mon père habitait dans la banlieue de Londres avec mon frère, Maxence.
Mes parents avaient divorcé quand j’avais 5 ans, trop tôt pour que je me souvienne d’une quelconque vie de famille normale. Cependant, pendant près de 6 ans, ils ne se sont pas gênés pour continuer à avoir une vie sexuelle – ensemble. Ce qui donna naissance à mon frère Maxence, de 7 ans plus jeune que moi. Maxence est né avec une maladie incurable mais non mortelle, avec laquelle il fallut composer dès son plus jeune âge.
Ma mère eu la bonne idée de mourir deux ans seulement après sa naissance, qui nous laissa tous les trois, aussi divorcés fussent-ils, dans une galère un peu monstre.
C’est sans doute pour ça que je fais ce que je fais aujourd’hui. A cause de Maxence. Ou grâce, sans doute. Parce qu’en tant qu’adolescente comme en tant que femme, s’occuper d’un jeune frère fragile et malade, ça vous donne envie de vous occupez de tous les autres qui, comme lui, ne vont pas bien et n’ont personne pour veiller sur eux…
****
Face contre terre, je m’écrase dans un bruit sourd sur le carrelage froid de la salle de bain. Réel cliché pour moment d’angoisse, même le clignement régulier de mes yeux ne me permet pas d’effacer les terribles images que j’ai sous les yeux. J’essaye de replacer le contexte, de comprendre, d’analyser. Au moins, le sol gelé calme la chaleur qui m’habite. Je suis incapable d’enlever mon manteau, incapable de penser. Mon esprit s’envole comme s’il venait de s’injecter une dose forte de drogue, comme si plus rien n’avait de sens. Les éléments se confondent, les bruits se perdent, je me sens sombrer petit à petit dans une léthargie irrésistiblement séduisante. Mais les souvenirs me rattrapent, les longues phrases d’explications, la période noire qui s’en est suivie, les instants de vive douleur. Je n’arrive pas à mettre le doigt sur ce qui cloche, tout effort intellectuel m’est impossible. Je ne suis qu’une masse informe de pensées diverses et absolument pas concordantes. Je ne vois rien, n’entend rien, ne ressens rien que la douleur persistante qui me strie le cœur.
«
Ca ne va pas se passer comme ça. » Mon ton est guilleret, j’explose de rire à renfort de gros éclats de voix. Je suis installée sur mon lit, une chemise d’homme pour seul vêtement, une cigarette entre les doigts. Il fait chaud mais une légère brise souffle par la fenêtre ouverte, et le tableau ne saurait être plus parfait. Je tire une longue taffe et me laisse tomber en arrière, sur les draps et les énormes oreillers de la chambre. Il est beau, assis dans un coin de la pièce, juste un caleçon sur les fesses. Il prend des photos. Des tonnes de photos, tantôt avec son appareil numérique, parfois avec son polaroid qui lui sort des instantanées. Il rit aux éclats lui aussi, et l’instant s’immobilise dans un souvenir.
Retour sur le sol de la salle de bain. Mon manteau ne couvre plus mes épaules, et une main féminine me caresse doucement les cheveux. «
Blair… » Maman. Maman est là. Papa a bravé le dragon, il a appelé Maman. La situation doit être vraiment grave alors, pire que ça. Que se passe-t-il ? Est-ce que tout ça se passe ? Pourquoi la douleur refuse-t-elle de cesser ? Pourquoi faut-il endurer encore tout ça, encore ? J’essaye d’ouvrir la bouche mais aucun son ne sort. Mes yeux sont trempés de larmes, je tremble. Même si je voulais me lever, j’en serai incapable. L’ensemble n’est que détresse et je n’ai pas de solution. Je ne peux pas me focaliser. «
Blair… » La voix de ma mère s’enfonce dans mes pensées, et de nouveau, je perds pieds.
«
Blair ? » Sa voix m’appelle depuis le salon. Je ramène son café d’une main tremblante, angoissée par ce qu’il faut que je fasse. Je dépose la tasse devant lui, café fumant, et fronce le nez. Il me regarde d’un air interloqué, béat. «
Qu’est-ce que… » D’un geste lent, il pointe le sac de la pharmacie qui se trouvait, il y a quelques secondes encore, dans mon sac. Je recule de quelques pas, me mords la lèvre, luttant contre l’afflux de larmes qui menace de m’échapper. «
Rien de … » Je fronce le nez, renonce aux ornements. «
J’ai du retard. Beaucoup de retard. » Je tente un sourire d’excuse, sent monter la colère d’un coup. «
Pardon? » Je m’approche, luttant contre la vague de panique qui me saisit soudainement, et me crie de tourner les talons pour m’échapper au plus vite. Il se lève, silencieux, le sac à la main. S’approche à pas mesurés, la colère se reflétant désormais sans doute possible sur ses traits. Il lève le bras, je ferme les yeux, incapable de bouger. Je connais ses limites, et je sais qu’elles sont bien trop éloignées pour moi. Je me croyais à l’abri des pires moments, mais c’était sans compter sur l’insouciance qui régnait lors de nos entrevues amoureuses. «
Je t’aime Harry… » J’attends la gifle, le signe qui m’indique le point de rupture, le danger. J’attends sans rien dire, parce que je suis incapable de partir. De tout mon cœur, de tout mon être, je l’aime. Quelque soit les choses que nous devrons traverser, quelques soient ce qu’il nous fera vivre, la vérité sera indéniablement toujours la même. Je l’aime. A m’en déchirer la peau, à m’en couper les veines. A l’implorer de rester.
Il rompt ma détresse en me donnant le sac. «
Vas-y. Je t’attends ici. » Ses yeux sont secs, sévères. Je prends le sac, respire. M’enferme dans la salle de bain de sa chambre d’hôtel, et me laisse glisser sur le sol. Craque. Je ne veux pas faire ce test, ne veux pas en voir le résultat. Trop de conséquences. Je pleure, misérable, en ouvrant l’emballage, en me laissant aller, en pissant sur la bande blanche, destin scellé dans un tube de carton. J’attends, soupire, connais déjà le résultat. Aucun bruit, juste le silence pesant d’une catastrophe qui se profile.
«
C’est positif. » Je me mords la lèvre, inutile de me battre contre les larmes, de toute façon il est évident que j’ai pleuré. «
Je te ramène chez toi. » Je fronce le nez, me mettant à pleurer de plus belle. Je ne veux pas rentrer, je veux savoir. Ce qu’il va faire de moi, ce qu’il va faire de nous. Je veux mettre un terme au suspens pesant qui s’insinue à mes dépens dans ma vie.
« Mais… » «
Pas de mais. Je te raccompagne chez toi, et tu gardes ça pour toi. Tu ne le dis à personne. Ton frère, ta meilleure amie, ton pot de chambre, personne ne doit savoir. » J’ai un hoquet de surprise, je suis trop étonnée pour continuer à pleurer. «
Tu attends que je revienne vers toi. Blair tu as compris ? Si Jen apprend ça… » Jenn. Evidemment. J’hoche la tête, incapable de dire autre chose. «
Je t’aime… » Ca sonne plaintif, exclusif. Il hoche la tête, me répond qu’il sait. J’ai peur, froid, je suis fatiguée.
J’ouvre les yeux de nouveau. Mon père m’a transportée dans ma chambre. Ma main ne s’enlève pas de mon ventre, comme greffée là par je ne sais quel coup du sort sinistre. J’arrive à penser, et l’option est pire. Je revois le médecin, et l’anesthésie. Je revois sa voiture qui m’attend devant chez moi. Je revois mon air ravi quand je comprends qu’il ne m’abandonne pas. J’entends son silence et sa respiration dans la voiture, son parfum dans l’air ambiant. Je revois son air résigné, sévère. L’amour a quitté ses yeux quand il a compris qu’il avait bien trop à perdre. Mais a-t-il déjà seulement ressenti de l’amour ? Je n’en suis même plus sûre. Et sa voix qui m’assure qu’il s’occupe de tout. Suis-je stupide au point de ne pas avoir compris ? «
Tout est fini ». Tout. Lui, nous, un enfant, une relation. Tout est terminé dans un sac poubelle de l’hôpital le plus pourri du coin. Lui qui me ramène chez moi, qui me dépose après m’avoir laissée vide de toute énergie. Ce soir il fera l’amour à sa femme. Demain, trouvera une maitresse. Et moi ? Je me débats avec mes propres draps. Personne ne sait. Personne ne peut savoir. Pourquoi ai-je du me montrer aussi faible ? Pourquoi fallait-il que je cède ? Je me fais la promesse, le cœur arraché et l’estomac en miettes, que je ne prendrais plus jamais ce rôle là. Et j’embrasse la noirceur de mon lit en étouffant mes cris dans l’épaisseur de la couette.