CRK → all the memories ♥

Il est cinq heures du matin et mes yeux refusent toujours de se fermer. Je me mords la lèvre, compte les moutons, me tourne, me retourne, régule ma respiration en l’écoutant s’apaiser tranquillement. Puis un sursaut m’agite de nouveau et la chaleur m’oppresse avec une force rare, de nouveau. Je jette l’éponge et repousse l’épaisse couverture installée là par ma mère il y a quelques semaines, quand le temps a commencé à se gâter. Le froid ambiant me mord d’ailleurs la peau et j’attrape un gilet qui traine pour le jeter sur mes épaules.
L’appartement est plongé dans un silence presque effrayant que rien ne trouble. Même le chat dort silencieusement. Dans une petite heure, tout le monde s’agitera, la lumière masquant l’obscurité. Je me glisse dans la cuisine et mets en route la cafetière en prenant soin de fermer la porte derrière moi. Je suis fatiguée, ma tête me fait déjà souffrir, et pourtant je ne ressens même pas le besoin de m’asseoir. Juste le besoin de m’occuper les mains.
Une fois le café écoulé, je sors une tasse et la remplis à ras bord. J’ai à peine le temps de reposer la cafetière que la porte de la cuisine s’ouvre sur mon père, les traits encore tirés par le sommeil, emmitouflé dans un peignoir bleu. Il baille et s’avance, déposant un baiser dans mes cheveux. « Tu es déjà levée ? » J’acquiesce lentement en soufflant sur le liquide brulant et hausse une épaule. « C’est aujourd’hui qu’on passe les entretiens, et je suis morte de trouille ». Il sourit un peu et tapote mon épaule. « Tu seras prise, et ça donnera des verrues à ta mère de le savoir, mais tu seras prise ». Je ris un peu et avale mon café en vitesse, prenant soin d’embrasser mon père avant de retourner d’où je viens.

« Tu t’souviens, le jour où on s’est rencontrés ? » Je fais la moue et abaisse mon bouquin, que je lisais pourtant avec passion. « Evidemment ». Comment oublier ? C’était très cliché ; j’étais étudiante, lui travaillait pour l’été dans le service distribution d’un grand journal local – il m’a envoyé le journal dans la figure. Littéralement. Plutôt que de viser le pallier. Ensuite, s’en est suivie une longue série d’excuses au terme desquelles il a réussi à prendre mon numéro de téléphone – une arnaque, une fois de plus. « Cammy, tu veux m’épouser ? » Il sort un étui de sa poche qu’il me tend sans cérémonie. Je fronce le nez, me redresse vivement et hausse un sourcil curieux. « Qu-… » Il sourit, insiste pour que ma main attrape l’objet. Je frissonne un peu et m’empare de la boite, l’ouvrant précautionneusement. L’absence de cérémonie est typique de mon petit-ami, en réalité. Nous n’avons jamais été dans le superficiel. Depuis toujours, les choses ont toujours été simples entre nous, fluides. « Tu… » La bague est superbe, évidemment. Je relève les yeux et m’autorise un sourire. « Tu veux qu’on se marie ? » Il hoche la tête. « Seulement si tu veux, toi ». J'acquiesce vivement, éclatant de rire, et me jette à son cou.



Je suis droite comme un i, et pourtant, la douleur me pèse sur les épaules avec une force flamboyante que je ne parviens pas à calmer. J’ai l’impression que c’est irréel, tellement ça fait mal. J’ai l’impression qu’on m’arrache le cœur à grands coups de couteaux sans parvenir à le sortir directement de ma cage thoracique. J’ai l’impression qu’on me prive d’air mais que je ne m’étouffe pas. J’ai l’impression d’être enchainée à une douleur qui ne me quittera jamais plus. J’avance de concert avec le cortège, en première place des réjouissances, à droite de l’énorme cercueil en bois que j’ai du choisir, avant-hier. Tout s’est enchainé tellement vite que je ne suis pas sûre d’avoir encore assimilé les détails. Nous étions en train de danser, puis je me suis absentée, puis l’apocalypse ; les hurlements, l’angoisse, l’évacuation forcée et les ambulances qui partent par trois, par dix. Les gens dehors qui pleurent, paniquent. Et puis le couloir de l’hôpital, sa veste ensanglantée et l’incapacité à avaler les mots du médecin. Mort. Mort. Mort. Aussi facilement que l’on s’était dits oui, il est mort. Rien de tout ça n’était prévisible. Nous étions heureux, il est mort, et je sombre. L’enchainement est tellement soudain qu’il semble impossible à croire, à admettre. Les discours s’enchainent et ils font descendre le cercueil. J’étouffe, mais tiens bon. Debout, droite. Emmitouflée dans un manteau noir, cheveux liés dans un chignon strict. Je suis la veuve éplorée que personne ne croit touchée, parce que je viens de remporter tout ce qui composait sa vie, pour l’essentiel. Je suis les gens au déjeuner dispensé par sa mère dont la souffrance semble être sans égal, fuis son frère des yeux pour ne pas me ramener à sa tragique image. Je pleure, inspire, puis finis par m’en aller en étant persuadée que mon long calvaire ne fait pourtant que commencer.


« C’est difficile comment, cette semaine ? » Le visage clément de ma psychologue m’observe du siège en velours qu’elle campe à l’autre bout de la pièce. C’est difficile comment ? Sérieusement ? Le chèque de 65£ qui attend dans mon sac n’a pas réellement envie que je réponde à cette question. Plutôt que je m’en aille en courant. « Difficile… Beaucoup ? Je ne sais pas. J’essaye de ne pas y penser. Je pense à autre chose. J’oublie tout, en fait. J’oublie mes clés, le jour de sa mort. J’oublie où j’ai garé ma voiture, puis son allée au cimetière. J’oublie la forme de son poignet, ensuite j’oublie le dernier chiffre de mon numéro de téléphone. J’oublie, et ça va mieux. J’oublie et tout s’arrange, comme avant. Comme quand ils m’ont annoncé. »

Je suis légèrement overbookée. Autant l’admettre, la presse n’était absolument pas dans mes choix de carrière. J’aurais préféré partir aider des enfants dans le fin fond de l’Afrique, ou devenir maitresse, n’importe quoi, mais pas ça. Diriger une société, parler en public, prendre des décisions, revoir et critiquer des articles, tout ça, je ne sais pas le faire. Mais il le faut. Il faut que j’apprenne, il faut que je le fasse. Pour lui. Parce que de tout ce que j’ai jamais pu faire pour lui, c’est la dernière chose dans laquelle je peux m’investir. Il est mort et son amour avec lui, ses belles idées et ses convictions. Tout ça s’est envolé, et il m’a signé la lourde tâche de récupérer le flambeau. La presse s’acharne, son frère aussi, et devoir le supporter au sein de la société devient de plus en plus complexe alors même que l’opération devrait aller en sens inverse. Évidemment, Julian aurait du récupérer le poste. Mais si James n’a pas choisi son frère, peu importe ses raisons, je sais qu’elles lui tenaient à cœur. Ils s’aimaient et s’admiraient tous deux au-delà de l’imaginable, je sais que si James m’a préférée pour le poste à son frère, c’est qu’il savait au fond de lui que c’était le plus juste. Ma porte s’ouvre d’ailleurs à la volée, je sursaute comme une enfant, relève les yeux sur ma pire angoisse. Je me crispe immédiatement, comme à chaque fois que son visage me rappelle celui de mon défunt mari, insupportable. Je détourne les yeux en récupérant mon stylo pour griffonner sur un article que je relis. « Cameron je peux te parler une minute? » Il n’attend de toute façon pas la réponse, claque la porte derrière lui et s’installe en face de moi. Je sais bien qu’il ne comprend pas – en réalité, de toutes les choses qu’il devrait au moins essayer de comprendre, Julian n’en a jamais saisi les contours d’une seule – mais qu’il vienne parader régulièrement en face de moi avec son lot de reproches ne m’aide pas. « On ne pas imprimer ça. L’augmentation de la mortalité des abeilles vraiment ? J’admire le fait que tu te tiennes à tes opinions écolo bon chic bon genre, mais Travis se fout de ta gueule avec cet article. C’est mauvais, et ça, même lui le sait. James n’aurait pas voulu que son journal devienne l’un des nombreux torchons sans intérêt que personne ne veut lire. » Je m’apprête déjà à protester mais il me coupe et s’empresse d’en rajouter une couche. « Et ne te fais pas d’idées, les gens continueront de te voir comme une salope et parler de l’environnement ne changera pas ça, ça va juste foutre en l’air tout ce qu’il a fait jusque là. » Je claque mon stylo devant moi et me lève. Il me force à lutter et c’est franchement très pénible, comme si ma vie de tous les jours n’était pas déjà suffisamment difficile comme ça. « Julian, je me contrefous de nos liens familiaux divers quand tu es dans mon bureau, ici je suis ta supérieure hiérarchique et on ne traite pas sa supérieure hiérarchique de salope. » Je croise les bras et soupire. « James n’aurait franchement pas apprécié si jamais je décide de te virer mais puisqu’on en est à aborder ses volontés posthumes, il n’apprécierait pas non plus que fasse irruption pour m’expliquer à quel point je n’étais intéressée que par son argent ». Je me rassois, rapproche ma chaise de bureau. Mes nerfs sont à bout, s’il n’arrête pas son petit jeu tout de suite je risque franchement de péter un plomb. « Je vais le dire une nouvelle fois étant donné que visiblement tu ne comprends pas… » Je lève la main pour l’empêcher de parler. « Je n’ai pas déclenché cet incendie et je déplore autant que toi ce qu’il s’est passé ce jour là ». Je soupire, inspire. « Maintenant je suis ravie d’écouter tes suggestions avisées sur les articles de Travis qui effectivement sont légèrement moins bons que d’habitude mais étant donné que ledit Travis est stagiaire et qu’il rencontre quelques problèmes personnels en ce moment je pense qu’on peut tenter de le pardonner et de compatir un peu ». Il s’offusque bien rapidement de mes pensées, comme toujours. « Compatir ? Cameron Travis profite de ton manque d’expérience pour te présenter n’importe quoi, il faut clairement instaurer de nouvelles règles et stopper cette léthargie. Tu es comme tu le dis si bien sa supérieure hiérarchique et il est tant que tu te conduise comme telle. Vire le. » Le virer ? Je secoue la tête vivement et m’apprête à répliquer mais il se redresse, laissant s’échouer un dossier sur mon bureau. « Ca c’est une idée d’article. Et nous ferions mieux de nous saisir de cette histoire les premiers si tu veux vraiment qu’on s’en sorte. » J’écarquille les yeux et le regarde se diriger vers la porte, incapable de répliquer quoi que ce soit. Sa vision m’est insupportable, ses insultes tout autant, particulièrement aujourd’hui. J’attends que la porte soit close pour me laisser tomber sa ma chaise, fermant les yeux pour retrouver une respiration et un rythme cardiaque normal. J’attrape le dossier que je fourre dans mon sac et enfile mon manteau, contournant mon bureau pour sortir. « Emma, je m’absente pour le reste de la journée. Je serai injoignable mais s’il y a urgence, vous pouvez me laisser un message ». J’adresse un sourire poli à ma secrétaire qui hoche vulgairement la tête et me dirige vers l’ascenseur. Je harcèle le bouton comme si appuyer frénétiquement pouvait le faire monter plus vite et me glisse dedans pour gagner le parking. Je me laisse tomber au volant de ma voiture et soupire. Personne ne pourrait dignement m’accuser de profiter de l’argent de mon défunt mari en voyant la tronche de mon véhicule. J’essuie une larme en riant très légèrement de l’ironie, et démarre, direction le cimetière.

→ Ton heure de gloire est enfin arrivée, un producteur de cinéma vient de te remarquer dans la rue et te propose de devenir la star de son nouveau film. Que lui dis-tu ? Je lui réponds que quelles que soient ses intentions je suis vraiment flattée par l'intérêt qu'il me porte mais que malheureusement je ne me destine absolument pas à une carrière cinématographique quelconque.

→ Une pauvre fille en pleurs chante All by myself avec son cornet de glace à la vanille en plein de milieu de la rue retournant tous les regards sur son passage, y compris le tien. Ta réaction ? Je lui tends un mouchoir et la prends par le bras pour l'entrainer un peu plus loin. Peut-elle qu'elle a juste besoin de discuter un peu ? Par contre je ne chanterai pas avec elle, surtout en public...

→ Ton(ta) cousin(e) t'avoue sous l'emprise de l'alcool son attirance pour toi, et tente de t'embrasser. Premières impressions à chaud ? Réactions à froid ? Je bafouille, le repousse gentiment en lui disant que vu son état, il est peut être temps qu'il rentre chez lui avaler une bonne aspirine et se coucher. Et j'ajoute que s'il a besoin de quelqu'un pour l'assister dans l'énorme gueule de bois qu'il aura le lendemain, je suis là. Et si jamais le sujet revient sur le tapis, alors je lui explique que je ne suis pas intéressée ; qu'il soit ou non mon cousin.

→ Ton idée du parfait samedi soir : une soirée arrosée au Carling à Oxford, une nuit de folie au Fez Club de Cambridge, une sortie au théâtre de Londres ou une soirée geek avec plat commandé et partie de jeux vidéos avec tes meilleurs potes ? Une soirée tranquille chez moi avec un verre de vin et un bon bouquin me semble la meilleure option de celles énoncées ici...

→ T'es au confessionnal, tu peux avouer ta pire faute, ou encore un secret particulièrement pesant que tu n'aimerais pas voir révélé. Que dis-tu au père Patrick pour te soulager la conscience ? Je ne crois pas en Dieu, je ne vois donc pas tellement ce que je pourrais faire dans un confessionnal, et même en admettant que je m'y trouve effectivement, je n'ai absolument rien à me reprocher sauf le fait d'avoir vécu en me laissant guider par mes passions et non pas par l'imposition sournoise de la raison familiale.

→ Le père Patrick était en fait un vrai sociopathe fan de Pretty Little Liars, et t'envoie un sms anonyme où il vous demande de choisir entre un secret révélé qui pourrait anéantir ta réputation ou briser ta famille, et de voler la bague de fiançailles Cartier d'un de vos amis. Après mûre réflexion, qu'est-ce que tu choisis ? La première option. D'abord parce que je ne vois pas tellement ce qui pourrait anéantir à ce point ma famille ou ma réputation, ensuite parce que même si c'était le cas, j'ai appris avec le temps que mes amis étaient plus présents pour moi que mes parents et que ce sont eux dont il vaut mieux servir les intérêts.

→ C'est le mec (la fille) de tes rêves, tu en es persuadé(e) et pourtant, celui(celle)-ci est en couple avec quelqu'un d'autre. Tu te la joues résigné(e), stratégique, ou éploré(e) ? On veut les détails ! J'ai du mal à envisager la question, mais de toute façon, pas question de coups montés pour arriver à mes fins. S'il est heureux en couple, qu'il le reste, je suis heureuse pour lui.

→ Dans dix ans, je me vois bien ouvrir un resto spécialité moules frites avec Camille Jules Martin, marié, six gosses et à l'origine d'une toute nouvelle sauce roquerfort-épinards et toi, des projets pour l'avenir ? Je ne sais pas trop où je me trouverai dans dix ans. Probablement au même endroit qu'à l'heure actuelle, à la tête du journal, dans une routine habituelle.

→ Et enfin, honnêtement, entre truth ou dare, qu'est-ce que tu préfères ? (oui ça rime !) Truth, sans doute..

→ En pleine soirée baby-sitting, l'adorable petite fille aux cheveux blonds que vous gardez s'installe sur vos genoux et vous demande, d'un air suppliant : « Moi plus tard, je veux être la Reine d'Angleterre. Papa m'a dit que pour pouvoir le faire, il fallait aller à l'université. Mais il a dit aussi qu'il fallait choisir entre Oxford et Cambridge, parce que ce sont elles les meilleures d'Angleterre. A ton avis, il vaut mieux apprendre à devenir Reine à Oxford, ou à Cambridge ? » Je pense que les deux sont de très très bonnes fac, mais ce n'est pas là qu'on apprend à être Reine, ma chérie.

→ Après avoir écouté votre argumentaire, elle s'interrompt une seconde et fronce étrangement le nez. « Mais, au fait, qu'est-ce que c'est, le Judging Cambridge Club ? » Franchement, je ne sais pas, et ça ne m'intéresse pas vraiment...

→ « Aaaah, d'accord. Je comprends mieux. Et les TroubleMakers, alors ? C'est la même chose ?» Euh, oui, ça non plus.

→ « C'est bien compliqué tout ça. Mais alors, si je choisis Cambridge et que finalement je préfère Oxford, j'ai le droit de changer en cours de route ? » Non, réfléchis bien, ton choix est définitif.

→ « Hm... Bon. Ca m'avance pas beaucoup. Mais en même temps, j'ai le temps. »