LAWZELL ✧ do not let my fickle flesh go to waste

As it keeps my heart and soul in its place
And I will love with urgency but not with haste

Les cours ne commencent pas avant octobre, et pourtant le campus de Cambridge commence déjà à se remplir, doucement mais surement. L'été n'a pas encore dit son dernier mot, offrant un air chaud et agréable, propice aux balades dans les rues étriquées. Je me mêle facilement à la foule d'étudiants, mains dans les poches et lunettes sur le nez. Le tournage n'a pas encore commencé alors personne ne s'attend à me croiser au coin d'une ruelle, me donnant un semblant d'anonymat - ou peut-être est-ce le fait que je ne suis pas suivi par un garde du corps. Habillé simplement, je ressemble à un étudiant lambda même si je n'ai jamais mis les pieds dans un amphithéâtre. Si l'on oublie les conférences de maman auxquelles j'ai assisté, évidemment. Cette ambiance universitaire m'est inconnue mais pas désagréable. Il a un petit air de liberté dans cette ville d'enfants de riches au dossier scolaire parfait.
Je m'arrête l'espace de quelques minutes, histoire de m'acheter un café. La journée risque d'être longue et fatigante, mieux vaut quelques grammes de caféine dans le sang pour surmonter cela. Je ressors de là avec deux boissons en main, un sachet de viennoiseries sous le bras - ma coiffeuse-maquilleuse aura sans doute besoin de sa dose de sucre matinale, et mieux vaut paraitre le plus agréable possible d'entrée de jeu, au cas où. J'arrive à jongler le tout et même à ajouter une cigarette que je coince entre deux dents, jusqu'à arriver à notre quartier général.
Le bâtiment ressemble à tous ceux qui l'entourent, se fondant parfaitement dans le décors. Calé entre une bibliothèque et quelques bureaux administratifs, il ne sort du lot que par sa plaque sur le mur, annonçant "BBC Studios". Pas aussi énormes que ceux de Londres ou aussi connus que ceux de Cardiff, mais ils remplissent parfaitement leurs fonctions. On tournera la plupart des scènes en location, de toute façon, alors nul besoin de studios Hollywoodiens. J'offre un sourire à la demoiselle à l'entrée, qui me montre du doigt là où je dois aller. La salle d'essayages est plus grande que je ne l'aurais cru, remplie d'uniformes scolaires, jupes plissées et pulls en laine et écharpes rouge et or, ainsi que de vêtements d'époque à vous en décrocher les rétines - les années 80, le summum de la mode.
Sans surprise aucune, Jessie est déjà présente, ainsi qu'une demi-douzaine de stylistes près à nous sauter dessus. L'horreur.

"Bonjour Evans !" Je lui offre mon plus grand sourire en lui tendant l'une des boissons - mon gage de bonne foi qu'elle va sans nul doute prendre comme une moquerie cachée. Puis je tends le paquet de viennoiseries à ma maquilleuse avec un clin d'oeil, elle me répond en tirant la langue alors qu'elle prend un croissant - au moins une qui m'apprécie ici, c'est déjà ça. Je m'assoie à ma chaise sans un mot de plus, regardant les nombreuses photo test accrochées autour des miroirs - Jessie et moi, évidemment, mais également Maxym et le reste du cast que l'on a pour l'instant. Tous dans nos uniformes scolaires, frais comme des gardons à la simple idée de jouer aux sorciers pour payer le loyer.
En moins de temps qu'il ne le faut pour le dire, je me retrouve avec mon maquillage sur le visage et les cheveux plus ébouriffés que jamais. Chaque essai capillaire a droit à son polaroid, tous les clichés seront montrés plus tard à l'équipe de direction pour les choix finaux - non sans moquerie de la part de ma chère tante quand à ma nouvelle coiffure.

Après ce qui me semble être des heures, j'ai finalement droit à une pause et m'empresse de fourrer un croissant dans ma bouche. Ce qui n'est pas des plus élégants lorsque je tourne ma chaise pour faire face à Jessie et lui taper la discut'. "Quand est-ce qu'ils te font essayer ta robe de mariée ? J'ai hâte de voir ça !" Je lui offre un grand sourire tout en prenant les milliers de pots de maquillage en photo. Trois clics pour poster cela sur Twitter et ravir les fans de la toute première heure.

« My lonelineess is killing mee and I must confess I still belieeeeve, give me a siiiiiign... HIT ME BABY ONE MORE TIIME ! » Dans un pas de danse qui pourrait sembler dangereux, je m'époumone sur l'indémodable et légendaire miss Britney Spears et fais donc une entrée des plus discrètes dans les studios. Je remarque le regard mi consterné, mi amusé, d'une des assistantes et lui lance avec un sourire resplendissant « Tu m'as pas filmée hein? J'aime à contrôler un minimum mon image. Pas que j'ai grand chose à cacher tu me diras. » Après tout, j'ai été mannequin et c'est une profession qui requiert parfois de porter moins de vêtements que la décence le voudrait. Et ces clichés sont à la portée de tous dans des magazines et surtout, sur Internet. Ils n'ont pas tardé à refaire surface, au vu du buzz que fait les Maraudeurs, et j'ai reçu des tweets assez peu agréables. Mais Pam m'assure qu'elle n'a pas enregistré ma session de chant matinal et m'indique qu'aujourd'hui, c'est essayage, maquillage, coiffure et screen test. Je hoche la tête, range mon Ipod et entre dans la loge déjà en ébullition. Grands Dieux, il est beaucoup trop tôt pour que je puisse avoir l'air jolie.

Mais ma maquilleuse - qui tient plus de la magicienne à ce stade - transforme ma mine tirée par le manque de sommeil en un teint frais et juvénile, qui sied parfaitement à Lily. Je commence à vraiment entrer dans le personnage et la très longue lettre que j'ai reçu de JK Rowling herself m'a donné plus de matière à travailler que je n'aurais osé l'espérer. Parce que oui, j'ai reçu une lettre de JKR. Voilà à quoi ressemble ma vie maintenant. Ce qui fait bien sûr, que je ne peux m'empêcher d'afficher un sourire constant devant l'immense miroir, essayant de me concentrer sur ce que raconte Jenny. Mais mon air bienheureux et ma réflexion sur la façon dont Lily Evans se coiffe s'envolent à la vue d'une longue silhouette ébouriffée. Je me retourne, plisse le nez avec suspicion en voyant que Lawrence m'a apporté un café, mais le remercie néanmoins poliment. Car oui, je suis polie moi. Je renifle néanmoins le café avant d'en prendre une gorgée, non sans me demander quelle mouche a piqué ce garçon. Est-ce qu'il raisonne comme les mecs qui pensent que payer des verres au bar revient à s'acheter une partie de jambe en l'air? Mais il est contre mes principes de refuser des boissons gratuites, café ou tequila sunrise.

On nous photographie ensuite sous des angles divers et alors que je commence à me demander s'il est humainement possible d'arranger mes cheveux d'une nouvelle manière, l'heure de la pause est déclarée. Je sors le muffin framboises-chocolat que j'ai réservé pour l'occasion et Lawrence décide qu'il est nécessaire de faire la conversation. Je ricane légèrement à sa remarque et lance « Tu es au courant qu'on ne se marie pas avant le prochain film? Chéri, si tu commences déjà à oublier la date de notre mariage, on est pas tirés d'affaire. » Je grignote quelques bouchées de ma pâtisserie et observe les vivres qu'il a apporté avant d'ajouter « Tu essaies d'acheter l'amitié du crew avec de la nourriture? Ca marche pour toi en général ce genre de techniques? » Un sourire sarcastique aux lèvres, j'échange un regard complice avec Jenny, qui ne se prive pas pour piquer un croissant dans le sachet. J'aime vraiment bien cette fille. Je ne peux pas en dire autant de mon grand amour à l'écran malheureusement.

Il fait déjà une chaleur étouffante de notre petite salle d'essayage, et je suis bien content de savoir que j'aurais ma propre loge une fois que le tournage commencera réellement. Je préfère ne pas imaginer le bordel que cela sera, habiller et maquiller deux douzaines de figurants dans si minuscule espace. J'en viendrais presque à envier Jenzell et ses jupettes d'écolière, c'est dire. Quoi que. La vue n'est pas si mal, d'ici. Elle serait encore mieux sans ce regard, mi-désespéré mi-rageur, dès qu'elle tourne la tête vers moi. Mais bon, on ne peut pas tout avoir dans la vie, malheureusement...

Je ne quitte jamais mon sourire en coin, autant pour la faire rager que pour lui montrer que ses yeux de serial killer n'ont aucun effet sur moi. J'ai vu bien pire qu'une rousse colérique dans ma vie.

"C'est vrai que la robe n'est qu'un détail. C'est notre premier baiser que j'attends avec impatience."

Et haussement de sourcils suggestive en prime, le genre qui finirait en une baffe de la part de ma mère si elle me voyait agir comme le connard de première que je suis. Mais voyons le bon côté des choses. Si Jessie me déteste, la rage de Lily n'en parraitera que plus crédible à l'écran. Method acting, tout ça. Du moins, c'est l'excuse que je me donne en ajoutant un sourire suffisant de plus. Elle doit bien le savoir, que je suis moins méchant qu'il n'y parait, de toute façon...

Non ?

Apparemment pas.

"Woaaah. Sérieusement?" Je relève la tête de mon téléphone pour la fixer, essayant de lire sur son visage. Mon dieu, elle est vraiment sérieuse. "Être sympa avec les gens pour qu'ils aient une bonne opinion ? Oui, en général, ça marche avec tout le monde. Pas seulement moi."

Je me remet à lire mes tweets, silencieux pendant un moment, souriant aux réactions hystériques des Potterheads. Je les comprends, je serais dans le même état à leur place tant ce projet était attendu. Mais sa remarque acerbe continue de m'agacer et je soupire longuement.

"Même le Grinch a un coeur, Jessie, tu le découvriras tôt ou tard..."

Peut-être pas, têtue comme elle est, elle pourrait ne jamais changer d'avis sur moi avec ses idées arrêtées que les médias ont enfoncé dans son cerveau. J'espère quand même pour elle que Jessie se rendra bien vite compte de la différence entre le masque que l'on porte devant les journalistes et notre véritable personnalité, ou elle tombera de haut très rapidement. Et pas qu'à cause de moi. Je peux penser à une demi-douzaine d'acteur très propres sur eux devant les caméras mais gros connards dans les soirées privées.

"Jenny va devoir me supporter cinq jours par semaine pendant trois ans. Donc, oui, j'achète des gâteaux pour être dans ses bonnes grâces parce qu'on va passer du temps ensemble. Pas de ma faute si ça te pose un problème."

Bien entendu, cet abruti ne manque pas l'occasion pour faire une blague un peu douteuse, accompagnée d'une mimique qui me donne une furieuse envie de lui coller une bonne gifle. Je me demande parfois s'il est vraiment le fils d'Elizabeth Lawrence. S'il ne s'agit pas d'un homonyme qui a induit Wikipédia en erreur et que ça l'amuse de ne pas le corriger. Car, aussi étonnant que cela puisse paraître pour l'ancienne mannequin inéduquée que je suis, je suis assez familière avec les travaux de la féministe. J'ai lu quelques-uns de ses livres et j'ai même assisté à une conférence publique qu'elle donnait à Londres, sur la représentation des femmes à la télévision. Une femme passionnante, passionnée, pour qui j'avais éprouvé une vive admiration en la voyant en personne. Et voici son fils. Clairement, il y a eu un bug génétique quelque part.

Je me contente néanmoins de soupirer, avec une sincère exaspération, et de lever les yeux au ciel. Peut-être rejette-il les valeurs familiales comme tout ado rebelle qui se respecte. Idiot. Il semble néanmoins être particulièrement offusqué par ma remarque et je ne peux m'empêcher d'afficher un air légèrement surpris. Quoi, ça le vexe qu'on puisse penser qu'il achète les gens? Après tout, il s'en débarrasse bien comme des objets jetables, se dire que ses efforts de sympathie ne sont qu'une façade, ça tient plus de la logique que de la paranoïa. Je n'ai pas oublié mes brèves interactions avec lui, sur le tournage de sa série pourrie. Je n'oublie rien.

Je poursuis l'assassinat méthodique de mon muffin, toujours silencieuse, tandis qu'il s'emballe de son côté. Consternant ce garçon. S'il veut que je le crois, il faudra qu'il fasse plus que dire qu'il a un coeur. C'est bien beau d'essayer désespérément de montrer que vraiment, on est gentils dans le fond, mais ça ne suffit pas. Il faut l'être. Ne pas se contenter d'acheter des croissants aux maquilleuses, mais ne pas reluquer toute la gente féminine présente sur le tournage et ne pas se comporter comme un connard. Mais cela suggère de la décence, de la politesse et surtout, du respect. C'est beaucoup demander à cette idole des jeunes à l'ego surdimensionné donc.

Je le regarde droit dans les yeux, froidement, calmement et réplique « En fait, ça ne me surprend pas tellement que tu tiennes à ce qu'on ai une bonne image de toi, plutôt que d'être vraiment quelqu'un de bien. » Après tout, il est sans doute irrécupérable à ce stade. Trop de groupies, trop d'indulgence de la part du reste du monde, trop de lèche-bottes, trop d'hypocrites. Je commence à me demander si j'arriverai à donner l'illusion que je l'aime un jour. L'amour de Lily et James ne peut pas être mal interprété et j'ose espérer que mon envie de bien faire mon métier triomphera de mon animosité grandissante pour Leopold Lawrence. « Donc, merci pour le café et tout ça, mais je m'épargnerai des efforts inutiles à ta place. Je ne sais pas comment tu t'en tires d'habitude, si tu joues sur ton charme naturel ou quelque chose du genre, mais ça ne prendra pas avec moi. » Autant mettre les choses au point très vite et très clairement. Je m'abstiens d'ajouter que je ne le laisserai pas s'en tirer, s'il se risque à traiter quelqu'un ici comme il a traité Juliet. Que je ne lui laisserai rien passer. Mais s'il a un minimum de jugeotte, il s'en doute. Sinon, il le saura bien assez tôt.

Je n’ai pas l’habitude de me faire ainsi remettre à ma place. Non, correction. Je n’ai pas l’habitude de me faire ainsi remettre à ma place par une femme sans l’avoir invitée au restaurant avant. Avec elles, je sais que je le mérite, dans la plupart des cas. Avec Jessie, je n’ai aucune idée d’où vient sa haine et c’est ce qui me perplexe le plus. Autant que je m’en souvienne, je n’ai pas été le plus gros des connards avec elle depuis que l’on s’est rencontrés aux auditions il y a quelques semaines. Bien au contraire. Okay, son caractère de merde et le mien ne font pas bon ménage, mais j’ai toujours été courtois avec elle…

Sérieusement, cette fille a un problème, et cela ne vient pas de moi.

Je me contente donc de lever les yeux au ciel à son soupir. Je pourrais sauver toute une famille de la noyade et elle trouverait encore à me critiquer pour ne pas avoir aidé le chat. Ridicule. On pourrait croire, avec ma réputation et mes années dans le milieu, que je suis habitué à ce genre de réactions – que nenni. Je la trouve presque injuste, de former ainsi son opinion sur moi sans même chercher à me connaître. Sans doute lit-elle la presse à scandales ou a-t-elle parlé à une de mes ex – les deux seules raisons pouvant expliquer qu’elle me pense plus gros connard de la terre au cœur de pierre. Je me déteste un peu, d’accorder tant d’importance à ce qu’elle pense de moi.

Je me contente donc de détourner le regard et de faire claquer ma langue, ne cherchant même pas à cacher mon irritation. « Okay… » Mieux vaut ne rien ajouter, histoire de ne pas creuser encore un peu plus mon trou et dire quelque chose que je regretterais. Concrètement, elle n’a encore rien entendu d’horrible sortir de ma bouche et je ne lui ferais pas ce plaisir aujourd’hui.
Mais je ne lui ferais pas le plaisir d’obéir à ses petits caprices non plus. Offrir le café à ma co-star tous les matins est une habitude que j’ai depuis mes quinze ans et m’en défaire n’est pas gagné d’avance. Et cela n’a absolument rien à voir avec l’un des personnages de Nathan Fillion qui fait exactement la même chose dans chaque épisode, le pire, mais un truc que j’ai commencé avec Lara et c’est devenu plus un réflexe qu’autre chose désormais. Un café gratuit n’a jamais tué personne, de toute façon.

Parlant de Lara, j’espère vraiment qu’elle va finir le tournage de son autre film rapidement et rappliquer à mes côtés. Un peu de soutien féminin ne fera pas de mal, après tout. Et peut-être qu’elle montrera à Jessie que, oui, je peux passer plus de cinq minutes avec une femme sans qu’elle n’ai envie de m’égorger. Incroyable, je sais, pas possible.

« Tu sais qu’on fera toute la promotion des films ensemble ? » Cela tombe sous le sens, mais maintenant semble être le bon moment pour en parler. « Interviews, photoshoots, tapis rouges… À un moment donné, il va bien falloir que tu fasses semblant de m’apprécier un tant soit peu, pour la bonne image du film…. Et je dis pas que tu es mauvaise actrice parce que, franchement, t’es géniale. Mais si tu continues de jouer ta snob avec moi avec tes idées toutes faites de fils à sa maman qui méritait quelques baffes de plus dans son adolescence… Ça va forcément se voir à l’écran, et les journalistes ne parleront que de ça. »

Je lui lance un regard, rapide mais chargé de sous-entendus. Mon ton est aussi peu condescendant que possible, dénué de sarcasme ou d’arrogance. Une conversation des plus sincères d’acteur à acteur.

« Alors un petit conseil : je serais toi, je descendrais de mes grands chevaux et je me rendrais compte que pas beaucoup d’acteurs prennent la peine ne serait-ce que d’apprendre le nom de leur maquilleuse, encore moins de leur offrir des croissants... Les gens vont nous shipper, que tu le veuilles ou non, et ils verront immédiatement si tu n’es pas un tant soit peu sincère. »

Pendant un instant, un bref instant où les anges sont descendus pour me porter secours, j'ai le fol espoir qu'il ferme sa fichue grande gueule. J'entrevois un moment de répit, où je pourrais me laisser bercer par la playlist la plus pop commerciale de l'histoire de la playlist, en mangeant un délicieux muffin. Mais non. Lawrence s'est contenté de me donner une brève illusion de paix, mais il est bien incapable de se taire et d'adopter une politique d'entente cordiale. Du type URSS/USA, reconnaissance de notre existence mutuelle et pas de guerre nucléaire. Mais non, non, il revient à la charge.

Dans un roulement d'yeux fort théâtral, je reporte mon attention sur lui. Je ne sais même pas pourquoi je me donne encore la peine de l'écouter. Je pourrais me lever, prétexter l'envie d'aller fumer une clope avec Jenny et mettre un terme à tout ça. Mais quelque part, je crois que j'ai envie de l'entendre se justifier. Je veux le forcer à faire des efforts, je veux qu'il fasse son numéro de charme habituel, qu'il essaie de me convaincre qu'il a un bon fond et que je ne devrais pas le juger si vite. Et je veux qu'il se heurte à un mur, qu'il sache que jamais je n'accorderai de crédit à ses paroles creuses, que je ne lui céderai rien.

Je sais bien qu'il a partiellement raison, que je ne peux pas perpétuer une ambiance toxique alors qu'on va passer quelques années à tourner ensemble, à interpréter une histoire d'amour des plus épiques. Et si je pense que nous maîtrisons parfaitement la dynamique de départ entre James et Lily, il faudra bien en venir au coeur de ce ship adulé de tout les potterheads dignes de ce nom. Les quelques essais que nous avons fait se sont bien passés, j'arrive à occulter le reste. Lily aime James. Cela ne m'oblige en rien à aimer Leopold. Et je fais donc jouer un peu de mauvaise foi pour rétorquer « Je ne vois pas en quoi le fait que ne t'apprécie pas plus que ça affecte le film. Je sais faire la part des choses quand il s'agit de tourner et pour le reste, ne t'en fais pas, même si on s'échange quelques piques, ça n'empêchera personne de nous shipper. Les gens voient ce qu'ils veulent voir et puis, on sait encore se tenir un minimum, on ne va pas s'écharper sur la place publique hein. » Mes lèvres s'étirent malgré moi en un sourire en coin et j'ajoute « Il paraît qu'on a une alchimie de toute façon, c'est la production qui le dit. » Après un bref silence, je ne peux m'empêcher de revenir sur son propos, même si je m'étais promis de ne pas m'abaisser à son niveau « Et d'abord, je ne suis pas snob. Je pense juste que ne pas te comporter comme le pire des connards en permanence, ne t'empêche pas d'être un connard. Et ce n'est pas parce qu'il y a pire que toi que tu es excusable. »

Après tout, il ne se rappelle pas de moi, ce qui est encore pourrait être parfaitement acceptable. La série a duré un moment, il y a eu de nombreux petits rôles et nous partagions à peine deux scènes de groupe. Mais Juliet. Se souvient-il d'elle? Je ne sais pas quelle réponse serait la pire. Qu'il ne s'en souvienne pas ferait de lui le bâtard typique qui ne rappelle pas le lendemain et ne retient pas le prénom de ses conquêtes. Mais s'en souvenir, ne pas s'excuser, faire comme si de rien n'était et jouer au gentleman avec le crew... Là, il attendrait un summum. Et me donnerait vraiment une très très bonne raison de ne jamais faire l'effort d'apprendre à mieux le connaître.

Quelque part dans mon esprit, une parfaite image de ma mère en plein facepalm apparaît. Autre part, elle me hurle dessus comme la femme autoritaire et effrayant qu’elle peut être. Et, finalement, je l’imagine lever les yeux au ciel et lancer un « il ne me donnera jamais de petits enfants ». Je ne sais quelle image s’approcherait le plus de sa véritable réaction (la deuxième) mais toutes se valent. Je peux m’entendre être un véritable connard alors que les mots continuent de sortir de ma bouche, alors que je lève les yeux au ciel une fois de plus. Je ne peux pas m’en empêcher, c’est plus fort que moi. Est-ce que je le regrette déjà ? Fortement. Est-ce que je vais m’arrêter pour autant ? Apparemment pas.

N’empêche que je commence déjà regretter amèrement le plateau de tournage de ma série nullos. Le script n’était pas toujours bon et les horaires plus que variables, mais au moins je m’entendais bien avec tous mes co-acteurs. Au moins j’avais une co-actrice avec qui je m’entendais culs et chemises. Ce qui ne serait apparemment jamais le cas avec cette harpie rousse. Heureusement que j’ai des heures d’interviews et de promotion dans les dents, et que je serais donc parfaitement capable de vanter ses qualités d’actrice sans ciller. Je me prendrais un pied dans le cul aussi bien de la part de ma tante que de ma mère sinon. Mieux vaut éviter la colère des Lawrences.

« Oh tu peux faire ce que tu veux de moi sur la place publique. » Sourire sarcastique en prime. Je veux bien être gentil mais cela va bien cinq minutes. Si elle veut la guerre, elle va l’avoir, et je suis prêt à utiliser de toute ma mauvaise fois pour contrer la sienne s’il le faut. Je lève néanmoins les yeux au ciel lorsque j’ai gentiment le droit de me faire insulter (deux fois de suite !) et me mord l’intérieur de la joue pour ne pas répondre. Il y a des limites à tout et j’ai arrêté de m’abaisser à ce genre d’enfantillages depuis mes seize ans. Je ne lui ferais pas le plaisir de répondre par d’autres insultes, même si j’en meurs d’envie en cet instant précis.

« Préviens-moi quand t’as fini de te la jouer Elizabeth Bennet, okay ? » Lizzy, Lily, même combat. Je me demande bien comment ces idiots de Darcy et James ont pu tomber amoureux d’elles et ont pu s’en prendre autant dans la gueule pendant aussi longtemps. Ah, les œuvres de fiction, bien loin de la réalité des choses…

Je mords dans un croissant, plus pour m’empêcher de parler que par faim, et retourne à mon smartphone sans un regard de plus pour Jessie. Sans grande surprise, une seule photo behind the scenes suffit à faire frétiller toute la toile, me redonnant le sourire alors que je me demande combien de notes une vulgaire photo de maquillage de cinéma peut faire sur tumblr. Les commentaires arrivent déjà par flots, aussi versatiles que nombreux et dans des langues que je n’ai jamais vu de ma vie. On peut dire beaucoup des Potterheads, mais c’est avant tout une bonne bande de passionnés – dieu que je les adore.

« ‘Vivement la première du film !’ » Je lis à voix haute, amusement dans la voix. « ‘Le tournage n’a même pas commencé que je n’en peux déjà plus d’attendre.’ ‘Venez au Brésil, venez au Brésil…’ ‘Jessie doit être trop sexy dans son costume de Lily.' » Mon pouce appuie sur le bouton ‘répondre’ avec un rapidité presque déconcertante, et je lis mon message en même temps que je le tape sur le clavier. « ‘Elle l’est. Impossible de prendre une photo tout de suite par contre, désolée.’ »

De quoi exciter le fandom pendant quelques jours et énerver la belle pendant quelques minutes.

En vérité, j'aurais pu l'apprécier. Dans le fond, je le sais bien. J'aurais dû même. Après tout, son humour et sa verve sont le genre de choses que je recherche généralement chez mes amis. Certes, sa tendance à vouloir donner des conseils de jeu à des gens qui ne lui ont rien demandé a de quoi m'agacer en toute circonstance mais j'aurais tout à fait été en mesure de m'en accommoder. Son arrogance a de quoi hérisser le poil. Mais je suis capable de faire face avec grâce et humour. En temps normal. Mais ce garçon me dérange profondément. Je me convaincs comme je le peux qu'il ne s'agit pas simplement de mauvaise foi, mais à vrai dire, cela a principalement à voir avec son comportement envers Juliet. Je suis conciliante, facile à vivre, plutôt charmante et carrément attachante quand je veux. Je ne suis pas du genre à chercher ou attiser le conflit. Je suis une joyeuse partisane de la bonne entente, de celles qui suggèrent à des amis en froid d'aller oublier tout ça autour d'un verre et d'un karaoké. Mais on ne touche pas aux miens. Mon clan est plutôt restreint, mais je le défendrais bec et ongles, envers et contre tout et Leopold Lawrence a fait une erreur impardonnable en s'aventurant sur ce terrain. Le pire dans tout ça est sans doute qu'il n'est même pas au courant. Cette pensée me révulse un peu et son sourire sardonique n'arrange rien. Je retiens une grimace et essaie de me concentrer sur ma gourmandise. Personne ne me gâchera le plaisir de manger.

Je m'abstiens même de répliquer à sa comparaison ambiguë avec Lizzy Bennet. Et je me garde bien de lui faire savoir que j'ai joué l'impudente Lydia dans une production d'un petit théâtre du West End. Il trouverait sans doute de quoi se délecter de cette information ou quelques vieilles photos mal éclairées. Je m'efforce aussi de ne pas pondérer le fait que Lizzy finit par voir les charmes de ce bon vieux Darcy. On peut la comprendre quand le dit Darcy est joué par un Colin Firth dans la fleur de l'âge. Mais je m'égare et la douce voix de mon camarade me ramène bien vite à la réalité. Je fronce le nez en tournant la tête vers lui, force étant de constater qu'il n'a rien du ever so charming Mr. Darcy². Je ris légèrement en l'entendant lire les véhéments fans brésiliens, qui semblent être monnaie courante sur Twitter. Tout fandom se doit apparemment d'avoir son lot d'exhortations à visiter le Brésil. Je ne serais pas contre à vrai dire, soleil et plages, avec un bon tube de crème solaire 50 +, ce serait le paradis.

Mais la dernière réflexion de Leo m'arrache un profond soupir. Il ne peut pas s'arrêter deux minutes. Non. Il faut toujours qu'il en rajoute. Il faut toujours que je tombe dans le panneau. « Tu es désespérant Lawrence. » Je lui lance un regard entre la résignation et la condescendance et termine mon muffin en quelques bouchées rapides. Jenny est de retour de sa pose clope et m'annonce de sa voix claironnante que je suis demandée pour des réglages lumières et que Lola, notre script supervisor, veut me parler. Je saisis l'occasion pour adresser un dernier sourire ultra bright et terriblement faux à ma co-star et traîner ma longue carcasse jusqu'au plateau. J'hésite un instant sur le pas de la porte, cherchant à lui dire quelque chose sans trop savoir quoi et me contente donc d'un « Merci pour le café. » que je ne saurais interprété moi-même. Ce garçon me rendra folle.

Je ne m’attendais à aucune réaction de sa part – si ce n’était un soupir ou une remarque acerbe de plus – et son rire fut une surprise. Il résonne à mes oreilles, discret mais clair, et je me contente d’un haussement de sourcil. Cela doit bien être la première fois qu’elle se permet un tel son devant moi, plus encore à cause de moi, et cela n’en est que plus plaisant. Le genre de rire que l’on souhaiterait entendre à longueurs de journées, et le sourire de Jessie a ce je ne sais quoi qui illumine son visage et plait autant aux fans qu’aux gens du milieu – elle pourrait décrocher n’importe quel job, avec ce sourire. Et il est pour moi, pendant quelques secondes. Comme quoi, notre situation n’est pas aussi désespérée qu’elle veut le faire croire à tout le monde.
Enfin, presque.
Je continue sur ma lancée et elle fronce à nouveau les sourcils. Pas franchement sur la même longueur d’onde niveau humour, apparemment. Pas franchement sur la même longueur d’onde tout court, soyons honnête. J’aimerais bien penser qu’elle réagit pour un rien, mais je dois bien avouer que j’y vais un peu fort – une fois de plus. Obligé d’agir comme le pire des idiots devant elle, c’en devient très problématique très rapidement.
Je garde la tête baissée sur mon téléphone alors que je me prends une remarque acerbe de plus dans les dents, et réagit à peine alors qu’elle est demandée autre part. Je me contente d’un simple soupir, suivit d’un regard désespéré vers ma maquilleuse. Elle me répond en secouant simplement la tête, comme si j’étais une cause perdue, avant de sortir une petite boite blanche qui contient mes lentilles colorées. Mes yeux bleus deviendront marrons – soucis du détail avant tout.
Je tourne brusquement la tête vers la porte, surprise que Jessie soit toujours là, et prend ses dernières paroles comme une chance à la fois de me rattraper et d’éviter cette torture oculaire pour quelques minutes de plus. Je saute sur mes pieds avec un « Jessie ! » sommes toutes inutile, lui courant presque après.
Dans les films, le mec attrape toujours la fille par le poignet dans un geste passionné, et ce simple geste sert d’épiphanie – oui, ils sont fait l’un pour l’autre, électricité dans tout le corps et regards amoureux en prime. Mais la vie n’est pas une comédie romantique de Richard Curtis, et ma mère m’a mieux éduqué que cela. (« Ne touche jamais une fille sans son consentement. Respecte son espace vital quoi qu’il arrive. » Oui, mon conscience a la même voix que ma mère, et alors ?) Alors ma main s’approche dangereusement de la sienne, sans jamais se toucher, et je préfère me poster devant elle pour qu’elle s’arrête et me regarder.
Mon souffle se coupe l’espace d’une seconde, la panique se lisant sans doute dans mes yeux légèrement écarquillés, alors que je me rends compte que je n’ai aucune idée de ce que je suis sensé faire – de la marche à suivre pour qu’elle se rende compte que je suis sincère, que je ne joue pas un rôle. Ma main finit dans mes cheveux, ce reflexe très James Potter que j’ai déjà adopté, et je m’arrête net lorsque je me rends compte de ce que je fais. Que trop habitué à laisser les filles tranquilles après m’être fait rejeté, que trop peu habitué à ce genre de situation.
« Désolé. » Et je ne sais pas si je m’excuse pour mon comportement ou pour continuer de la déranger alors qu’elle est demandée autre part – un peu des deux. « Je suis désespérant, c’est vrai. Et chiant, et pas drôle, et pas forcément très agréable. Mais je sais que c’est un projet important pour ta carrière, et je vais faire tout mon possible pour que le tournage soit agréable pour toi et… » Ma phrase se termine par un petit sourire triste et un haussement d’épaule. « Désolé. »
Je ne lui laisse pas le temps de répondre, retournant rapidement sur mes pas, me forçant à ne pas regarder derrière moi – une fois de plus, ma vie n’est pas un film. Jenny m’accueille avec un léger sourire alors que je me rassois à ma place, bien qu’elle continue de secouer la tête. J’ai peut-être réussi à faire quelque chose correctement, pour une fois.

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