JIG | Our house it has a crowd

Honey, life is just a classroom

« Tu fais ton papier sur qui? » Sans invitation, le grossier personnage s'appuie contre ma table, un ricanement au bord des lèvres. Il replace stratégiquement sa mèche de surfeur californien - sérieusement, qui entretient ce look à Londres? Quel est l'intérêt, personne ne croit vraiment que c'est sa couleur naturelle, si? - pensant sans doute me faire de l'effet. You're gonna have to try harder sweetheart, I wouldn't even drunk bang you right now. Il espère sans doute que je me mette à rire délicatement, en expliquant que ce n'est qu'une idée idiote. Je réponds donc sans daigner lever les yeux de l'écran de mon Mac. « Ida Lupino, actrice et une des premières femmes réalisatrices et productrices d'Hollywood et la seule à faire des films à petits budgets, traitant de problèmes sociaux de l'époque. » Je continue à pianoter, envoyant un signal qui me semble limpide. « Jamais entendu parler. » Le contraire m'aurait étonné, à vrai dire. « Tu vas avoir suffisamment à dire? C'est un peu limité, enfin, il doit pas y avoir beaucoup à analyser une fois que t'as dit que c'était une nana. »

Je ne retiens pas un soupir exaspéré et réplique, écrivant avec plus de fougue désormais. « Oh, j'ai plein de choses à raconter et ça me sert de point d'entrée pour discuter de l'histoire du cinéma et du rôle des femmes dans l'industrie, qui a bien du mal à évoluer depuis l'époque d'Ida. Et puis, elle a une filmographie noire super intéressante. » Dudebro se met alors à rire un peu plus franchement et lance dans ce qu'il pense être une pointe d'humour « Oh, so you're one of those feminists then, are you? » Oh non, moi je suis une humaniste. Grands dieux non, suivi d'un gloussement. Un non embarrassé. Un oui timide, suivi d'une tentative d'explications qui rassurera son ego fragile. Ce sont les réponses auxquelles on s'attend, socialement acceptables. Mais je n'ai pas le temps pour ça, j'ai un papier à terminer. « Indeed I am, and you're one of the idiots who got in this school because Daddy's rich and will hire you as an intern when you inevitably fail your exams? » Il s'offusque, marmonne quelque chose about me being a crazy feminazi bitch et je remets mes écouteurs et augmente le volume, un large sourire aux lèvres.

Mon père dirait sans doute qu'il aurait fallu saisir ce moment pour éduquer le malotru, ouvrir sa petite caboche étriquée. Mais je n'ai pas de temps à perdre et je sais reconnaître une cause perdue quand j'en vois une. Et puis, ce n'est pas mon boulot d'éduquer les gosses de riches, trop stupides ou égocentriques pour voir que le monde n'est pas tout rose quand on a pas une peau blanche comme neige, un pénis de taille indéterminée et un compte en banque bien rempli. Si je peux reconnaître mon privilège de rich white girl, il peut en faire de même. Et ce n'est certainement pas en étant que sourires et malléabilité que je vais devenir une réalisatrice reconnue. C'était peut-être la méthode d'Ida pour contourner le sexisme des 50's, mais je pense qu'il est temps de se mettre sur l'offensive. Je m'en retourne donc à mon dossier, une conclusion percutante venant de me traverser l'esprit.

Welcome home

Londres est si grouillante. Cela fait un moment que je ne suis pas revenue dans ma ville natale, j'avais oublié la sensation particulière qu'elle provoque, si tôt à bord du Tube. Il y a du monde partout, qui s'étend dans toutes les directions, d'un pas qui n'est pas tout à fait la démarche pressée et inconsidérée des parisiens, mais pas non plus la marche détendue et ouverte des plus petites capitales. Et c'est si grand. Je m'étais habituée à Zagreb, à ce centre ville parcourut en une trentaine de minutes, collines comprises. Et le prix du métro ! Dire que je n'ai jamais payé le tramway en Croatie, il va falloir reprendre des habitudes de londonienne bien élevée. Gruger n'est pas britannique et surtout, pas pratique, je ferais bien de m'en souvenir.

Les stations défilent, plus lentement que dans mon souvenir et je me surprend à observer avec amusement la foule habituelle des transports. Les profils sont les mêmes partout, à bien y réfléchir. Ceux qui lisent ou travaillent, ceux qui utilisent leurs écouteurs comme bouclier contre l'interaction humaine, ceux qui voyagent en groupe plus ou moins large et bruyant, ceux dont la solitude est d'autant plus lisible dans la masse. Pas étonnant que l'on filme autant de scènes à travers la vitre de véhicules en mouvement. Excellent échantillon de l'humanité, les transports. La lumière pourrait être plus flatteuse ceci étant. Je souris distraitement, m'attirant quelques regards étonnés ou sympathiques. Une jolie brune me fait face, mordille sa lèvre et rejette ses cheveux en arrière, dans un geste d'apparence anodine. Je lui rends son regard taquin et nous nous amusons de la sorte un moment, avant qu'elle ne descende, non sans un dernier clin d'oeil. Only in London. Enfin, non, mais c'est un accueil chaleureux et idyllique, que je m'autorise donc à romancer. Le fait qu'elle ressemble un peu à Iva, de la coupe de cheveux aux jolis yeux chocolat, rend l'instant encore plus symbolique. Je vois ma vie à travers un prisme cinématographique, je l'assume pleinement.

Je traîne ma grosse valise derrière moi dans les rues de Brixton, dans l'indifférence générale. C'est aussi cela, la beauté de Londres. L'anonymat, la tranquillité. Peu de chances de croiser une connaissance au détour d'une rue, surtout que cela fait un peu plus d'un an que je n'ai pas remis les pieds ici. Je ne m'étais pas rendue compte, avant de prendre mon vol de retour, que cela faisait aussi longtemps. J'ai manqué Noël, à peu près tous les anniversaires de ma smala. Je ne pouvais honnêtement pas m'offrir le luxe de quitter le tournage, comme je l'ai abondamment répété à ma chère maman. Il y a eu Iva, évidemment, qui m'a fait rester quelques mois de plus que nécessaire. Je ferme brièvement les yeux, ouvrant la porte de mon nouvel appartement, reflet parfait de la hipster que je nie farouchement être.

Histoire de penser à autre chose, je file à la salle de bains, afin de me préparer à rendre visite à ma famille. J'ai dit à Christopher que je revenais aujourd'hui et il était donc en charge de trouver un prétexte pour réunir toute la famille - ou presque, je suppose qu'il n'aura pas invité Aaron - dans notre demeure de Notting Hill, afin que je puisse leur faire la surprise. Je ne sais franchement pas à quoi m'attendre, si ce n'est que ma mère va avoir une attaque et les jumeaux seront sans aucun doute encore plus grands. Il semblerait que je sois la seule de la famille à ne pas avoir les mensurations d'un mannequin Victoria Secret, ou quelque soit l'équivalent masculin de la chose. Merci maman pour le gêne "ne dépassera pas le mètre soixante-cinq". Pour mon absence de ponctualité, on blâmera la mentalité croate ou le tempérament d'artiste prédominant chez les Grayson et je me dépêche donc de dévaler les marches pour rejoindre la station de métro la plus proche.