"Giulia, assieds-toi, mon bébé." Cela avait suffi pour que les larmes lui montent aux yeux. Le ton sans appel de son père, contrastant étonnamment avec le surnom affectueux, ne pouvait signifier qu'une chose. Une mauvaise nouvelle. Très mauvaise. Elle s'assit, prête à entendre une chose terrible. Maman a un cancer, ton grand-père est mort, le chien a été écrasé. Ils n'avaient même pas de chien, mais elle était tout de même préparée à une telle éventualité. Stupide, sans aucun doute. Mais ce qui allait suivre, rien n'aurait pu l'y préparer.
"Thomas est mort." Il lui fallut quinze bonnes secondes pour assimiler l'information, puis Giulia éclata en sanglots. Des sanglots qui faisaient mal, des larmes qui brûlaient les yeux comme de l'acide.
"Non, c'est pas possible, c'est pas vrai ! Oh putain non, non, non !" Elle avait l'impression de hurler à s'en déchirer les cordes vocales mais sa gorge était prise dans un tel étau que presque aucun son ne sortait de ses lèvres. Que des sanglots, issus de la pire des douleurs. Pire que tout ce qu'elle avait connu. Toujours, Thomas avait été là pour la prendre dans ses bras quand personne d'autre ne pouvait la toucher, il avait été là à chaque instant avec les bons mots, ceux qui la guérissaient, qui recollaient les milliers de morceaux ensemble chaque fois qu'elle se brisait. Alors ce n'était pas possible. Il ne pouvait pas être mort, elle l'avait eu la veille au téléphone. Il allait dîner avec Isaac. Il était vivant. Il le fallait. Qui au monde aurait pu l'aider à surmonter sa mort sinon ? Il était le seul, le seul capable de faire ça. Elle voulait qu'il la prenne dans ses bras, qu'il dépose un baiser sur son front, lui dise que tout irait bien. Qu'elle allait surmonter ça comme le reste. Qu'il serait là pour l'aider à être heureuse. Oui, il allait le faire, il allait revenir, parce que Thomas ne pouvait pas mourir.
Mais rien de tout cela ne se produirait. Parce que Thomas était mort et elle mourrait avec lui. Le monde s'effritait entre ses doigts, la jeune femme tournait la tête à droite, à gauche et partout il y avait sa photo, un cadeau qu'il lui avait offert, un souvenir qui se rejouait sous ses yeux. Sa voix résonnait à ses oreilles, mais au fond, elle savait que ce n'était pas la réalité. La réalité, c'était que Thomas n'avait jamais été l'immortel qu'elle avait toujours cru qu'il était. Et il avait fait ce que les mortels font de mieux : mourir, l'abandonner là, seule, sans repères, sans autre dieu à prier que la dévastation.
Elle pleura sans discontinuer pendant deux heures, ses gémissements retentissant dans toute la maison familiale. Lorsque les larmes se tarirent, l'espace de seules quelques secondes, Giulia s'éteint. Elle mourut avec son frère. Ce qui survivrait, désormais et pour le temps qu'il lui restait à vivre, c'était une autre qui n'était pas tout à fait elle. Une autre à qui il manquait une part, une autre incomplète et dévastée qui ne pourrait jamais être réparée.
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* *
Eleanor ouvrait les yeux et presque aussitôt, elle avait mal. Tous les jours. Elle préférait dormir, le réveil était le pire moment de la journée. Il y avait cette demi-seconde de félicité, en se réveillant, où elle ne se souvenait pas encore que son frère était parti. Non, pas parti. Mort. Ce n’était pas le genre de choses dont on se remettait. Alors elle préférait encore dormir, au moins, elle ne pensait pas en dormant, c’était à peine si elle rêvait. Elle devait avoir l’air morte, en dormant. Comme lui. C’était beaucoup mieux que d’être encore là, à aspirer indéfiniment l’air puis le rejeter comme les gens vivants. Elle n’était plus vivante. Plus vraiment.
En bas, elle entendit une voix l’appeler par son ancien prénom, Giulia. Son père. Elle ne descendrait pas. Elle leur avait dit pourtant, qu’elle ne voulait plus qu’on l’appelle comme ça. C’était Eleanor maintenant. Giulia, elle était morte ce soir-là avec Thomas. Et puis c’était son privilège à lui, comme un dernier lien, plus personne n’avait le droit de l’appeler comme ça. Elle n’était plus vraiment elle sans lui, alors pourquoi faire semblant ? Pourquoi faire comme avant, alors qu’avant n’existait plus ? Qu’il n’existait plus ? Que Giulia elle-même n’existait plus ? Elle aurait mieux fait de se tuer, oui. Le rejoindre. Ensemble à nouveau.
Les pas du père Simmons montèrent les escaliers, frappèrent quelques coups à la porte. Eleanor se leva pour déverrouiller et retourna dans son lit, le dos tourné, avant de lui dire d’entrer. Il avait un plateau repas dans les mains, le même que tous les jours. Sa mère essayait de varier les ingrédients du repas, à quoi bon, elle ne mangeait presque pas.
«Voilà… dit-il en posant le plateau.
Essaye de manger au moins la moitié aujourd’hui, d’accord? » Elle ne parvint pas à répondre. Elle se serait énervée, si seulement elle avait été capable de parler. Elle entendit son père soupirer, et sa main se poser sur son épaule, la presser. Elle frissonna au contact, presque un frisson de dégoût, elle ne voulait pas qu’on lui parle, pas qu’on la touche, qu’on la laisse tranquille, qu’on la laisse crever en paix. Non. Pas en paix.
Dès que son père fut parti, Eleanor s’empressa de refermer la porte à clef, et elle s’assit par terre face à son plateau. Un bouillon, des légumes, et sa pâtisserie préférée à laquelle elle savait déjà qu’elle ne toucherait pas. Pas de couteau sur le plateau, toujours pas, elle attendait tous les jours mais ses parents ne prenaient pas le risque. Elle aurait aimé. Avec un couteau, un vrai, pas une babiole, elle aurait pu avoir en main les rennes de son destin. Elle la visualisait, cette lame salvatrice qui aurait pu se plonger dans sa chair si seulement il n’y avait pas un être sur Terre, une abomination, un monstre, qui méritait bien plus qu’elle de se voir transpercer. Elle en rêvait la nuit. Elle ne savait rien de lui, ni son visage, ni son nom, mais elle voulait qu’il meure. Le tuer de ses propres mains, voir la vie s’éteindre dans ses yeux, comme il avait pris celle de son Thomas. Mais toujours pas de couteau.
Eleanor porta le bol à ses lèvres et but tout le bouillon d’une traite. Elle joua un moment avec les légumes, faillit en manger un. Non. Trop dur. Elle avait envie de vomir rien que d’y penser, cette nausée qui ne la quittait plus et il fallait bien trouver un coupable à son incapacité de guérir. Alors c’était devenu le monde entier. Ses parents les premiers, son frère qui l’appelait trop et Isaac qui ne l’appelait pas. Elle avait envie de se retrouver seule, pour la première fois de sa vie, dans son appartement qu’elle avait pris pour étudier à Oxford. Seulement elle était à peine capable de sortir de sa chambre. Il fallait qu’elle avance, qu’elle quitte cette maison où le fantôme de Thomas l’attendait à chaque fois qu’elle tournait la tête… C’était le seul moyen d’aller mieux, et elle n’était pas apte à le faire. Pas encore.
Son téléphone vibra, elle tendit mollement le bras pour l’attraper. Dexter. Encore. Il essayait de bien faire, il s’y prenait bien d’ailleurs mais elle n’arrivait pas à passer outre. Elle décrocha, il fallait qu’elle essaye, qu’elle fasse un pas vers lui… Ils étaient les seuls enfants Simmons restants, ils ne pouvaient pas rester comme des étrangers… Mais à chaque fois, il pouvait bien y avoir inscrit son prénom sur l’écran, c’était la voix de Thomas qu’elle entendait, son visage qu’elle voyait. Dexter était là comme un horrible de rappel de ce qu’elle ne voulait surtout pas oublier mais dont il était encore trop difficile de se souvenir. Elle l’entend prononcer son nom et ça sonne exactement comme quand Thomas le disait. Sa voix est juste beaucoup plus triste. Elle voudrait lui parler, lui dire de plus l’appeler comme ça, que ça existe plus Giulia. De venir la voir des fois. Qu’elle pense à lui. Qu’elle aime, même s’il ne sera jamais Thomas, même s’il ne sait pas aussi bien s’y prendre avec elle. Mais aucun mot ne sort de sa bouche, simplement son souffle qui s’échappe de façon saccadée parce qu’elle ne sait même plus comment respirer.
« Tu devrais avoir un chat. Un bébé chat… » Un bébé chat. Ca sonne bien. Elle veut bien. Elle veut lui dire oui, qu’ils n’auront qu’à y aller ensemble, lui chercher un bébé chat. Mais toujours aucun son ne sort et elle essaye, elle essaye si fort. Eleanor sent quelque chose se débloquer dans sa gorge, elle va peut-être y arriver, un mot, juste un. Ca suffira. Pour qu’il sache qu’elle est là, qu’elle l’attend. Qu’il est utile. Que ses appels l’aident un peu. ‘Merci’, ou ‘désolée’, ce sera suffisant, ce sera un premier pas… Mais le son qui s’échappe de ses lèvres n’est qu’un sanglot, un pathétique sanglot de plus alors qu’elle raccroche pour qu’il ne l’entende pas fondre en larmes. Elle a honte, Eleanor, et elle s’en veut terriblement de ne pas être à la hauteur.
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* *
Eleanor fixait encore le plafond. Toujours. C'était même devenu son activité principale au cours des dernières semaines, voire mois, elle ne savait plus très bien. Les larmes coulaient par intermittence, elle les étalait sur son visage en voulant les essuyer. Parfois, elle pensait que la source était tarie mais ça ne durait jamais vraiment longtemps. La migraine était devenue son âme soeur, la nausée sa meilleure amie. Elle s'endormait et se réveillait sur ses livres, ses CDs pour la plupart offerts par son frère. Les histoires, la musique étaient là pour la détruire et la réparer. Elle divaguait lorsqu'un cri la tira de ses pensées, un cri d'espoir, un cri d'amour échappé de son lecteur audio. Oh no, love, you're not alone ! Une phrase entendue des centaines de fois, mais qui prenait sens. La transperçait.
I've had my share, I'll help you with the pain... You're not alone ! Non, elle n'était pas seule. Isaac l'avait abandonné, mais pas Dexter. Dexter était là, il lui tendait une main qu'elle attendait dieu seul savait quoi pour prendre.
Gimme your hands, 'cause you're wonderful ! Oh gimme your hands... Sa main, Eleanor la tendit vers son téléphone. Ses doigts volèrent sur les touches.
C'est d'accord pour le chat. Elle attendit l'accusé de réception avant de taper un nouveau message.
Passe me voir un de ces jours... La jeune femme hésita un long moment alors que le silence s'était fait sur sa chambre, puis effaça les mots. Pas encore. Bientôt.