#brexit

Alors que le bus à impériale rouge, fierté de Londres et premier signe distinctif pour les touristes, restait enlisé là où il était depuis déjà un long moment, Gabriel regretta amèrement d'avoir laissé sa moto au garagiste. D'habitude, il se frayait un chemin dans la circulation, zigzagant au gré du vent et des bouchons. Aujourd'hui ne semblait pas être un bon jour pour l'acteur. Flora avait oublié un devoir pour l'école et s'en était rendue compte à mi-chemin et on avait alors dû faire demi-tour, ce qui avait fait arriver la petite fille en retard, à la limite de ne plus être autorisée à entrer dans son premier cours. Ensuite, Gabriel avait déposé sa moto pour une révision annuelle mais on lui avait annoncé un retard certain dû à un afflux de travail pour le garagiste, et maintenant le bus était bloqué en plein cœur de Picadilly Circus, embourbé au centre d'une manifestation anti-brexit. Le sujet était on ne peut plus brûlant et bien que Gabriel partageait l'opinion des manifestants, il ne pouvait s'empêcher de faire grise mine à mesure que les minutes défilaient et que son retard augmentait. Aujourd'hui, il avait deux représentation au Her Majesty's Theatre et le maquillage pour le rôle du Phantom nécessitait d'être bien en avance au théâtre. L'acteur, très professionnel, ne voulait pas être responsable d'une montée d'angoisse parmi la troupe ni d'imposer un retard à tout ses collègues pour la représentation de matinée. Tandis qu'il jetait un nouveau coup d’œil à sa montre, il espérait que la babysitter arriverait à l'heure à la sortie de l'école pour récupérer Flora - il faudrait qu'il se rappelle de lui envoyer un message afin de la prévenir des embouteillages à venir. Le bus n'avait toujours pas avancé d'un pouce, tandis que les manifestants criaient à plein poumons leur mécontentement. Il y avait définitivement des jours sans. Gabriel regarda devant lui pour constater qu'un seul autre passager se trouvait à l'étage avec lui. C'était sans compter une voix familière que le rouquin n'avait plus entendu depuis des mois. « Je ne souhaite pas non plus qu'on change ce drapeau. Il est très bien comme il est si tu veux mon avis »Commença-t-il par répondre, avant de poursuivre. « Bonjour Gabe. » répondit-il simplement au sourire moqueur de son fils. Il ne l'avait jamais désigné comme son père à moins d'être sarcastique. Il était surpris également : depuis des mois Gabriel cherchait à retrouver son fils, à avoir de ses nouvelles et c'était dans ce bus qu'ils se retrouvaient pour la première fois depuis que le jeune homme avait quitté le domicile familial. Un millions de questions se bousculaient dans sa tête, surtout depuis qu'il avait appris ce que son fils faisait pour gagner sa vie. Mais l'opération allait s'avérer délicate, tant leur relation n'avait jamais connu de ligne droite ni de calme. « Est-ce que tu vas bien ? » Se contenta-t-il de demander pour le moment, décidant de ne pas envenimer les choses, l'inquiétude perceptible dans sa voix. Ils s'étaient peut-être rencontré tardivement et ne s'étaient peut-être jamais bien entendu, mais Gabe restait son fils et il ne pourrait jamais s'empêcher de s'inquiéter pour lui ni de se sentir coupable de ne pas avoir été présent pour lui pendant son enfance.

Le bus, il ne le prenait qu’à de rares occasions, préférant la marche, le vélo, la voiture… En bref, tout sauf les transports en commun. Ce n’était pas qu’il n’aimait pas se retrouver au milieu des gens, loin d’être associable, il préférait pourtant la tranquillité, ou du moins, le fait d’être libre de l’endroit où il voulait aller, en passant par les chemins qu’il préférait. Il aimait la liberté de pouvoir vagabonder. Aujourd’hui pourtant, parce qu’il avait eu l’envie de profiter d’un bon livre sans se soucier de qui passait sur la route sans se préoccuper des véhicules, ou qui ne s’arrêtait pas au stop, il se retrouvait là, en plein milieu des bouchons perpétrés par les manifestants auxquels il ne faisait même pas attention. Il avait cette capacité incroyable à s’isoler totalement du monde extérieur lorsqu’il lisait. Les bruits passaient par une oreille et ressortaient par l’autre sans qu’il ne les ait analysés, les images se fondaient pour ne laisser apparaître que le livres de son roman. Son bouquin l’absorbait, si bien qu’il ne remarqua pas l’heure qui passait, et ce bus qui faisait du sur-place. Ce fut lorsqu’il entendit quelques voix derrière lui parler de Brexit qu’il releva la tête et s’aperçut du chantier dans lequel il se trouvait. Un coup d’œil à sa montre et il se leva brusquement, sans manquer, évidemment, de se cogner la tête en voulant quitter son siège. Il se frotta la tête en s’approchant de ses compagnons de galère, dont son voisin, qu’il n’avait même pas vu en montant, et s’éclaircit la gorge pour signaler sa présence, s’excusant déjà de les interrompre. « Ca fait longtemps qu’on ne bouge pas ? » C’était comme s’il venait de débarquer sur une planète inconnue, comme le véritable extraterrestre qu’il était. Il regarda à nouveau sa montre, il n’arriverait clairement pas à l’heure au travail, et encore moins au rendez-vous qu’il avait programmé pour un patient. Les transports en commun lui portaient vraiment la poisse.

Ezra ne comprenait rien au réseau de bus Londonien, il ne savait jamais quand descendre, demander son arrêt ou même le nom de celui-ci. Il lui avait fallu de longs mois pour savoir à peu près se repérer dans le métro et encore, il l’évitait le plus possible et préférait se balader à pieds voir prendre un taxi hors de prix. Cependant, l’écrivain s’était retrouvé aujourd’hui, par la force des choses, dans un des véhicules redoutés. De ce fait, la situation était déjà assez énervante comme ça sans en rajouter mais évidemment, comme un malheur n’arrive jamais seul, Ez s’était décidé à emprunter le bus au pire moment possible et il ne put s’empêcher de lâcher un long soupir dont il a le secret, bien audible pour que tout le monde autour de lui partage son ennui, quand il réalisa qu’il allait rester bloqué là un bon moment. Qu’à cela ne tienne, Ezra cala son dos contre la fenêtre, étendit ses jambes sur le siège vide à côté de lui et sortit un livre de son sac. Quelques minutes plus tard, il leva momentanément la tête, interpellé par le type quelques rangs devant qui venait de se cogner violemment la tête et laissa échapper un petit ricanement avant de se replonger dans son bouquin comme si de rien était. Ce court instant représentait surement le meilleur moment de sa journée so far, plus intéressant que les manifestations et les débats incessants sur le brexit. A vrai dire, Ez ne se souvenait même plus de ce qu’il avait voté ou s’il était même allé voter. Un des rédac pour qui il bossait lui avait proposé d’écrire quelques mots sur l’évènements -juste histoire de dire, ce n’était pas vraiment la spécialité des revues qui publiaient ses articles- mais il avait catégoriquement refusé de s’en mêler. « Ca fait longtemps qu’on ne bouge pas ? » Entendit-il, puis leva les yeux au ciel. « Ah bon tu crois ? » Ezra répondit, sans lever la tête.

Blondie essuie ses larmes, discrètement. Ses yeux ne rougissent pas, mais uniquement puisque la jeune femme retient sa tristesse, difficilement. Douloureusement, elle se mordille la lèvre inférieure, tout son être empoisonné par un vif venin, celui de la déception peut-être? Enfin s’était-elle déniché un emploi, dans un petit restaurant de Londres, loin, loin du centre-ville, de sorte qu’elle se retrouve davantage dans les transports en commun, tentant d’y trouver sa place, si elle existe. Cela ne faisait que quelques jours qu’elle avait joint le personnel de ce petit bistro et déjà elle se voit pleurer, elle qui a su décevoir tout le monde en quelques jours, surtout elle-même. Elle s’apprêtait à rentrer dans la cuisine, quand elle entendit la serveuse avec laquelle elle travaillait lui faire des reproches dans son dos au propriétaire, l’accusant d’être trop lente et trop inefficace. Inutile, idiote, bizarre étaient des mots qu’elle avait employé. Quelques minutes plus tard, son employeur était venu la voir afin d’écourter sa période de travail, lui disant qu’une autre fille allait la remplacer. Les horaires allaient être modifiés afin que Blondie ne travaille plus avec celle qui lui avait fait des reproches.

Sur le trottoir derrière le restaurant, là où entraient et sortaient les employés, Blondie avait commencé à sentir ses larmes déferler, tentant de son mieux de les retenir, mais n’y arrivant qu’avec des résultats insatisfaisants. Voilà donc tout ce dont elle était capable. Elle ne pouvait en vouloir à cette serveuse. Après tout, Blondie n’était bonne à rien. Tout ce qu’elle entreprenait échouait misérablement. Peut-être aurait-elle dû rester À Reykjavik finalement, y mourir d’une surdose avec comme dernière image, un Soleil levant l’éblouissant doucement...

Le double-decker patiente dans la file des automobiles, pendant que la Suédoise sèche ses pleurs, tentant de dissimuler sa nature troublée à ces visages anonymes. Un garçon demande depuis combien de temps ils sont coincés dans cette congestion. Un autre homme le nargue, Blondie, suivant un élan de gentillesse, tente une réponse.

« Vingt minutes peut-être... »

Son regard se détourne, effrayé à l’idée que quelqu’un notifie cette larme oubliée sur sa joue qu’elle a omis d’essuyer. Aussitôt, elle regrette d’avoir parlé, réalisant qu’elle n’a pour seule envie de se taire, d’oublier quelques secondes son existence propre et se fondre dans cette masse problématique et disparate qu’est Londres. Si seulement elle ne pouvait être que cela. Une ombre anonyme et intemporelle, ici et nulle part à la fois, sans devoir se soucier de sa propre vie, n’être qu’un doux vent indolent, voguant les airs. Elle évite les regards, ferme même les yeux à la recherche d’un abri éloigné, quelque part où nul ne peut la rejoindre.