Chapter One
Un cri, le bruit assourdissant d’un vase qui se brise sur le carrelage et Jesse se réveille en sursaut, tout transpirant dans son lit, le souffle court et le cœur battant à tout rompre. L’espace d’un instant, tous ses sens demeurent à l’affût mais seul le silence se fait entendre et il se détend instinctivement ; ce n’était qu’un mauvais rêve… Ses paupières se referment à demi mais un nouveau hurlement le fait bondir de son lit en sursaut. Il ne peste même pas, comme à son habitude, quand la plante de son pied vient se poser douloureusement sur l’un des jouets de Scarlett, sa sœur cadette. A toute allure, il descend les escaliers du duplex dans lequel il avait toujours vécu avec ses parents, sans réfléchir, simplement guidé par l’instinct.
« P’pa ? M’man ? » Sa voix est bien incertaine maintenant qu’il a quitté le refuge rassurant de sa chambre mais il a seize ans, il est presque un homme maintenant, et comme toujours, cette stupide impulsivité le pousse à faire des choses qu’il regrettera par la suite, il en est bien conscient. Ça ne l’a pourtant, jusque alors, jamais persuadé de changer, malgré tout. Ses doigts attrapent machinalement la batte de baseball que son père lui a offert à son anniversaire, en lui lançant sur un ton de plaisanterie que
ça, c’était une activité d’homme, pas comme toutes ces chansons débiles qu’il chantait en chœur avec sa mère. Il ne voulait pas que son fils devienne l’une de ces
pédales à collants qui trémoussaient leurs culs sur une scène mais ni Jesse ni sa mère ne prêtaient attention à ses paroles désobligeantes. La plupart du temps, mère et fils se contentaient de lever les yeux au ciel avant de se lancer une œillade complice et moqueuse, riant silencieusement sous cape. Depuis qu’il l’avait en sa possession, la batte n’avait pas bougé de son emplacement, là, dans le coin, sous l’escalier, juste derrière le porte-parapluie. Il ne put d’ailleurs s’empêcher machinalement de retirer la fine pellicule de poussière qui s’était déposée dessus depuis ces nombreux mois, perfectionniste et méticuleux comme il l’était.
« P’pa ? M’man ? » A nouveau sa voix d’adolescent s’élève et, ses phalanges se refermant nerveusement sur le morceau de bois, il avance à pas de loups jusque dans le salon familial d’où lui ont semblé provenir les bruits suspects.
Peut-être un cambrioleur ?, se dit-il comme il avance toujours un peu plus dans le couloir, la batte brandie devant lui comme une épée. Peut-être même qu’il pourrait le neutraliser et que son père serait enfin fier, qu’il le verrait comme un homme, pour une fois. En même temps, l’idée d’un cambriolage lui parait idiote, maintenant qu’il y pense ; ils ont beau habiter dans un quartier plutôt cossu, leur appartement n’est pas très grand, si on y réfléchit. Il n’y a qu’à le voir, lui, obligé de partager sa chambre avec sa jeune sœur de douze ans sa cadette ou ses parents s’échiner de longues heures sur leurs factures, en fin de mois, pour comprendre qu’il n’y avait rien de valeur ici… Ses prunelles bleues avisent le rai de lumière qui filtre sous la porte du salon et, lentement, sur ses gardes, il tourne la poignée, laissant apparaitre la pièce et… une étrange scène. Son père lui tourne le dos, la nuque raide et le regard baissé vers quelque chose au sol que Jesse ne peut pas voir de là où il est, comme la carrure imposante de son géniteur lui dissimule l’objet de son attention… Machinalement, il abaisse la batte, la laissant retomber mollement contre sa cuisse en même temps que son bras et il appelle à nouveau.
« P’pa ? » Curieux, il avance pour voir ce qui fascine tellement son père au point qu’il ne prenne même pas la peine de lui répondre, encore moins de le regarder, et son sang se glace d’effroi. La batte de baseball tombe sur le carrelage dans un bruit sourd qui résonnera longtemps à ses oreilles, bien qu’il l’ignore encore et, bousculant son père amorphe, il se précipite au sol, là où git le corps ensanglanté de sa mère. Le rouge du sang sur son déshabillé de soie blanche, son préféré, lui confiait-elle parfois en en resserrant sur elle les pans, lui rappelle ces contrastes violents dans lesquels elle se plaisait tant, lorsqu’elle jouait ses rôles, avec toute cette passion qu’elle avait su lui transmettre. L’espace d’un instant, il s’imagine que ce n’est qu’un jeu, qu’un acte, comme tous ceux qu’elle avait pu performer dans les comédies musicales où elle tenait le premier rôle. Elle avait été Evita, Christine Daaé et même Madame Butterfly, il l’avait vue si souvent des émotions qu’elles n’éprouvaient pas à la maison ; la peur, la tristesse, la colère, la souffrance. Sa mort, il l’avait vue encore et encore sur les planches d’une scène et pourtant, elle n’avait jamais été aussi réelle… Sans doute parce que, pour une fois, elle l’était. Le sang qui tâchait ses mains tremblantes alors qu’il s’était agenouillé près d’elle était tiède, poisseux ; rien à voir avec ce liquide coloré censé faire illusion sur scène qu’elle avait ramené un jour à la maison. Elle ne l’avait pas assez bien caché et, le gamin qu’il était à l’époque, s’était un peu trop amusé avec, provoquant une crise de panique de la part de sa mère quand elle l’avait vu plein d’hémoglobine. Elle avait fini par éclater de rire, soulagée, en comprenant que ce n’était pas la sienne. Il aurait aimé que ce soit la même chose pour elle aujourd’hui, mais il n’était pas assez naïf pour y croire bien longtemps. Combien de temps était-il resté là, ses mains crispées sur le corps encore chaud de Margaret, sa mère ? Il l’ignorait. Quand il était sorti de sa torpeur, leur maison était éclairée par les lumières des gyrophares et deux policiers emmenaient son père menotté. Sa sœur, elle, était endormie dans les bras d’une autre femme, elle aussi en uniforme. Et lui, lui il était toujours à genoux, accroché à sa mère…
Chapter Two
« Jesseeeeee ! » Il se réveille en sursaut, alerté par la voix de sa petite sœur. Il n’y a pourtant pas de notes de détresse dans son ton, encore moins une notion d’appel à l’aide ; bien au contraire, elle semble même plutôt joyeuse, mais depuis le meurtre de sa mère par son propre père, il a tendance à avoir le sommeil léger, court et agité. Terriblement agité. Quant à Scarlett, elle est tout ce qu’il lui reste et, s’il était mort avec sa mère cette nuit-là, le sourire et l’innocence de sa cadette l’avaient ressuscité, sans le moindre doute. Alors, bien entendu, quand il l’entendait l’appeler, il répondait encore plus vite qu’un soldat à son capitaine. Une fois de plus, ce n’est rien de grave, juste lui qui s’est endormi sur ses cahiers en faisant son devoir de mathématiques et elle qui lèvent vers lui ses grands yeux bleus, comme pour lui rappeler qu’il s’est
encore assoupi au milieu de quelque chose d’important. Il sursaute en voyant l’heure ; bien sûr, il est
encore en retard… Entre ses cours au lycée, son petit boulot dans un fast-food à mi-temps le soir et la garde de Scarlett, il n’avait plus vraiment le temps pour lui, encore moins pour dormir. Une poussée d’adrénaline, il habille la petite fille en quatrième vitesse avant de la déposer sur le palier voisin, celui de Mrs Robinson, une vieille dame qui accepte de lui rendre service et de surveiller Scarlett quand il travaille. Il sent toujours dans son dos son regard compatissant quand il descend quatre à quatre les escaliers pour attraper le dernier bus et il l’entend même parfois murmurer un
« Pauvre petit. » qu’il feint tout le temps de n’avoir pas entendu. Une énième fois, il arrive en retard, essoufflé, ses cheveux blonds collés à son front d’avoir trop couru, espérant réussir à se faufiler en cuisine sans être surpris par son manager. Encore une fois, c’est peine perdue, et le gros bonhomme patibulaire le crucifie du regard le plus réprobateur qu’il a en stock mais, comme souvent, il ne dit rien, se contente de laisser transparaitre dans ses prunelles sombres à quel point il est une déception. Rien de plus. Jamais rien de plus. Mais pas aujourd’hui. Aujourd’hui, il parle, l’attrape par le bras sans la moindre douceur et l’embarque dans son bureau, planqué entre la chambre froide et le local à poubelles. Sans un seul mot, il sort une enveloppe de billets de son tiroir fermé à clef et la fait glisser sur la table, dans sa direction.
« Une semaine de salaire d’avance. Maintenant, tu prends tes affaires et tu dégages. J’veux plus t’voir ici. » Le gamin prend l’argent, sans comprendre qu’on est, en réalité, en train de le licencier.
« Mais… Je reviens quand au juste... ? » L’autre soupire, se demandant sans doute s’il est débile ou s’il le fait exprès.
« Jamais ! Tu ne reviens pas. T’es viré. » Il n’avait pas eu le temps de répliquer qu’il était déjà dehors, son enveloppe serrée contre lui ; Il n’allait
jamais finir le mois sans plus d’argent, sans le revenu maigre mais régulier que lui procurait ce job pourri et sous-payé. Il en avait besoin et
plus que tout, Scarlett en avait besoin. Il leur fallait bien vivre, non ? Depuis la mort de leur mère et leur père en prison (ou plutôt
son père puisqu’il avait appris, lors du procès, que la découverte que la petite dernière n’était pas de lui était le mobile de l’assassinat), il avait bien du mal à joindre les deux bouts. En raison de son âge et de sa maturité, il avait obtenu son émancipation et la garde de sa sœur ; par chance, on l’avait également autorisé à continuer de vivre dans l’appartement familial qui appartenait désormais à son géniteur. La vie était tout de même loin d’être rose tous les jours et là, dans l’air glacial du soir, ses pas traînants cherchant à rejoindre la station de métro la plus proche, il avait juste envie de pleurer…
Ce qui l’avait amené au casino en premier lieu, il ne le saurait jamais et il se le demanderait encore longtemps après cette nuit. Sans doute qu’au départ, il avait juste pensé y pénétrer avec la fausse carte d’identité que lui avait fait son ami un peu nerd, pour tenter de doubler son salaire sur un coup de tout ou rien à la roulette. Rouge ou noir, une chance sur deux. Tu gagnes ou tu perds, un peu comme dans la vie. Il était pourtant abonné aux perdants, lui, c’était sans doute pour ça qu’il était resté planté devant comme un imbécile, sans oser même essayer d’entrer, se contentant de regarder les hommes et les femmes, élégants dans leurs belles voitures et leurs beaux vêtements.
« Tu veux entrer, petit ? » Il sursaute en entendant la voix derrière lui, venue de nulle part et il se retourne brusquement, un peu inquiet, un peu méfiant, comme toujours, pour se retrouver nez à nez avec un homme qui aurait sans doute l’âge d’être son père, au vu de ses tempes grisonnantes.
« Oh non, je… » « Allez, ne sois pas timide, laisse-moi t’inviter à prendre un verre. » Il ouvre la bouche pour refuser mais l’homme lui dédie un sourire charmeur et éclatant, un vrai sourire, pas de ceux qui le prennent en pitié ou qui se moquent, et il devait reconnaître que ça faisait un long moment qu’il n’en avait pas vu de semblable. Alors, dans un souffle, il hoche la tête et acquiesce d’un léger mouvement de tête. Avec l’inconnu à ses côtés, le vigile ne lui demande même pas sa carte d’identité, ne s’inquiète ni de son âge ni de sa tenue en totale inadéquation avec le lieu et les autres personnes présentes… Il le suit, les yeux grands ouverts, plein d’étoiles, admiratif de ce monde qui lui est totalement inconnu mais qui le fascine déjà. Il boit un verre, un deuxième, un troisième, un quatrième et puis il arrête de compter. Pour la première fois depuis la disparition de sa mère, il oublie un peu tout ça, ce poids qui pèse sur ses épaules, le souci permanent qu’il se fait pour sa sœur, pour leurs finances, les regards et les chuchotements sur son passage quand on entendait son nom et qu’on faisait le rapprochement avec le sordide fait divers. Il ne pense qu’aux rires francs que lui tirent Ezequiel, qu’à la chaleur de l’alcool dans sa gorge, qu’au fourmillement dans ses membres… Ils parlent encore et encore, de tout, de rien. En l’occurrence, c’est surtout Jesse qui parle, sans cesser, sans s’arrêter, comme s’il avait des années de silence à rattraper, Ezequiel, lui, se contente d’écouter… Et puis… Il y a ce geste, différent, comme il parle ouvertement de sa mère, sans doute aidé par l’alcool qui coule dans ses veines. Les doigts de l’homme viennent effleurer sa joue, redescendant sur ses lèvres, avant de saisir son menton, plongeant ses prunelles dans les siennes.
« Si fragile, tout ce que j’aime… » Jesse rougit brusquement, comprenant soudainement ce que l’autre attend de lui, ce qu’il semble lui demander de façon implicite. Oh, il était loin d’être innocent et il avait exploré sa puberté depuis un an ou deux déjà, se rendant vite compte qu’il n’avait pas de préférence marquée entre les garçons à la musculature fine ou les filles aux silhouettes galbées, mais il ne… Quatre billets de cinquante livres sterling interrompent ses pensées, passant du portefeuille bien garni du quarantenaire à la poche avant de la veste de l’adolescent.
« Je… » Il y a la voix de la conscience qui lui dit qu’il ne faut pas, que c’est mal et que sa mère n’aurait jamais voulu ça pour son gamin mais, de l’autre, il y a la voix plus pernicieuse, celle de la peur, de l’angoisse, qui lui rappelle qu’il vient de perdre son job et que cet argent, il en a plus que besoin… Il ferme les yeux un court instant. Quand il les rouvre, pour de vrai, en tous cas avec la réelle volonté de voir à nouveau, il est blotti dans des draps de soie, dans le lit d’une suite de luxe et Ezequiel, à moitié nu, sirote une coupe de champagne en regardant la vue panoramique que l’immense baie vitrée offre sur Londres. Il doit entendre le bruissement des draps comme il se retourne, lui dédiant un sourire amusé.
« T’es un des gamins paumés les plus doués que j’ai ramassé dans la rue, ça mérite bien une petite rallonge… » Une liasse de billets atterrit juste à côté de son visage et, s’il trouve ça insultant, il n’en ramasse pas moins l’argent pour le fourrer dans la poche de son jeans alors qu’il se rhabille à la va-vite, sans oser le regarder. Quand il relève la tête, déterminé à chercher la sortie, il tombe nez à nez avec le visage d’Ezequiel, terriblement proche du sien, ses lèvres soufflant sur les siennes.
« Tu devrais me rappeler, Jesse, je pourrais te présenter des amis, tous aussi disposés à payer pour un corps comme le tien. » Et, alors qu’il l’embrasse avec presque trop de douceur pour une relation tarifée, il glisse dans son caleçon sa carte de visite, le faisant s’empourprer davantage, si c’était seulement possible. Il a une pensée pour Scarlett qui a du s’endormir chez Mrs Robinson à l’attendre et il se dit qu’ils n’auront pas de problème, en tous cas pas pour ce mois-ci. Peut-être même qu’il pourrait lui acheter cette poupée qu’elle regardait avec les yeux brillants d’envie quand ils passaient devant le magasin, sans jamais oser la demander…
Chapter Three
Un SMS reçu de Jézabel : Rappelle-moi. Il referme le clapet de son téléphone, ignorant le sigle qui indique cinq appels manqués de la jeune fille en question, avec un soupir agacé. C’était ça l’ennui, avec les nanas ; trois minutes pour les attraper, toute une vie pour s’en débarrasser. Elles auraient dû se douter, pourtant, qu’au bout d’une semaine sans nouvelles de sa part après avoir eu ce qu’il désirait d’elles, ce n’était plus la peine de se faire d’illusions, non ? Mais non, elles continuaient à le harceler sans relâche, multipliant les appels et les sms alternant menaces et mots d’amour, le forçant parfois (souvent !) à changer de numéro comme de chemise. Certes, Jesse était plutôt du genre beau parleur quand il s’agissait de les draguer, beaucoup moins bavard cependant quand il s’agissait de les larguer en
douceur. Une nouvelle sonnerie retentit et il lève les yeux au ciel, jetant à nouveau un œil sur son téléphone.
Un SMS reçu de Salomé : J’ai passé une super soirée hier soir, vivement qu’on remette ça ! La prochaine fois, c’est moi qui invite ! Il relit le message plusieurs fois avant de marmonner un
« C’est elle qui invite ? J’espère bien ! » en repensant à ce qu’il lui en avait couté de sortir cette fille à papa de sa forteresse dorée pour une soirée. Et en plus, il n’avait même pas pu conclure ! Le comble ! Ses doigts pianotent déjà sur le clavier, renvoyant une réponse rapide ; après tout, il comptait bien en avoir pour son argent. Sans doute une sorte de « déformation professionnelle » de ses activités, tard le soir, juste après son boulot de serveur dans une boîte de nuit qui faisait aussi souvent office de stripclub (une chose était sûre, son uniforme n’était pas ce qu’il y avait de plus encombrant à porter puisqu’il était simplement composé d’un caleçon et d’un nœud papillon), et bien avant de déposer Scarlett à l’école, sans avoir fermé l’œil de la nuit. C’était loin, bien loin d’être honorable, mais ça comportait plusieurs avantages : il pouvait s’occuper de sa sœur, il ramenait de l’argent, il était aussi souvent la proie que le chasseur ce qui lui permettait d’assouvir sa libido et de boire plus que de raison sans doute pour oublier qu’il l’avait fait et, parfois, Abel, le gérant, lui laissait quelques minutes de scènes pour chanter un morceau en grattant sa guitare, à la fermeture. C’était d’ailleurs lors d’un de ces fameux soirs de fermeture, quelques jours plus tôt, qu’un type se présentant comme un professeur de la
London School of Arts lui avait glissé sa carte de visite. Au début, il avait d’abord cru qu’il cherchait un rencard pour sa deuxième partie de soirée mais non, le quinquagénaire avait juste vanté ses mérites et lui avait conseillé de remplir un dossier d’admission pour la LSOA. Jesse était resté silencieux un moment avant d’éclater de rire : quoi, lui, dans une école pareille ? Comme s’il en avait les moyens ! Mais l’autre ne s’était pas départi de son sourire, répliquant du tac au tac que l’obtention d’une bourse était toujours possible bien que soumise à conditions, avant de conclure sur un
« Si tu changes d’avis, tu as mon numéro. » Du regard, le jeune homme cherche le jean qu’il portait ce soir-là et il ne tarde pas à retrouver le pantalon, jeté en boule, au pied du panier à linge sale. Il attrape le vêtement du bout des doigts, fouille successivement les poches jusqu’à tomber sur la fameuse carte de visite mais, alors qu’il la révèle à l’air libre, un papier froissé tombe également de sa poche à ses pieds. Il fronce les sourcils, ne conservant pas de souvenirs de ça, et il le déplie consciencieusement avant qu’un léger sourire ne vienne orner ses lèvres en voyant l’écriture masculine : un prénom, Daniel, avec un numéro de téléphone. Oui, ça lui revenait maintenant… La carte de visite dans une main, la promesse d’une soirée agréable dans l’autre, ses prunelles vagabondent successivement de l’un à l’autre, visiblement indécises. La LSOA ? Vraiment ? Comme si… Il se mordille la lèvre un bref instant avant d’ouvrir le tiroir de sa table de nuit, d’y glisser le petit carton impeccable frappé du logo de l’école et de le refermer d’un mouvement sec.
Screw you. Il préférait nettement rappeler ce
Daniel, lui promettre monts et merveilles, lui faire croire qu’il était l’homme de sa vie et les projeter ensemble, dans quelques années, dans un petit pavillon de banlieue avec le gosse adopté et le chien qui allait avec. Et puis, quand il serait lassé, il le larguerait, comme Jézabel, comme Salomé et les dizaines d’autres, tous sexes confondus, qui les avaient précédés. Ca finissait généralement en insultes, puisqu’il ne s’embarrassait même pas des habituels ambages d’usage, favorisant les
« Je voulais juste coucher avec toi, maintenant que c’est fait, tu ne représentes plus aucun intérêt à mes yeux… D’ailleurs, je n’avais remarqué à quel point tu étais fade jusque maintenant ! » aux
« Je t’assure, ça n’a rien à voir avec toi, au contraire, tu es une personne géniale ! C’est juste moi, je ne suis pas prêt ! ». Quel intérêt de mentir,
après ? Il n’était même pas désolé, d’ailleurs, il ne s’excusait jamais ; ce n’était tout de même pas à lui de leur demander pardon pour leur naïveté aberrante !
Un SMS en cours d’envoi : Salut Daniel ! Tu te rappelles de moi ? Et si on se voyait cette après-midi ? Plutôt chez toi. Envoie l’adresse. J’attends. Simple, expéditif. Avec les mecs c’était plus facile, la plupart du temps, il n’avait pas toujours besoin de jouer les princes charmants pour en obtenir ce qu’il désirait… Volage ? Sans doute un peu. Peur de l’engagement émotionnel ? Définitivement. De toutes façons, même s’il l’avait voulu, il n’avait pas la vie qu’il fallait pour se stabiliser avec quelqu’un : entre Scarlett qui représentait ce qu’il avait de plus cher au monde et ses activités inavouables, une nuit sur deux, il n’en était pas vraiment question… Et puis, il préférait être libre, sans d’autres entraves que celles qu’il s’imposait lui-même…
Chapter Four
« Allez, enfin, Jesse ! Ouvre la, ouvre la, ouvre là ! » Il ne peut réprimer un léger sourire moqueur en voyant l’impatience de sa petite sœur. Elle était presque plus impatiente que lui-même, c’était pour dire, et pourtant c’était dur de faire pire que son propre état de stress à ce moment précis.
« J’sais pas. P’tet qu’on devrait attendre encore un peu, qu’est-ce que tu en dis ? » « Jesse Marlowe Andrews ! Ouvre cette lettre ! TOUT DE SUITE ! » Un soupir. En dépit de son jeune âge, sa cadette pouvait se montrer terriblement autoritaire et lui, lui il était vraiment trop faible devant ses grands yeux plein d’innocence. C’était, pour elle, en partie, qu’il avait rempli le fameux dossier d’inscription à la LSOA, parce qu’elle avait trouvé la carte de visite dans sa table de nuit en cherchant des mouchoirs et qu’elle l’avait interrogé à ce sujet. Il avait répliqué qu’il ne pouvait pas reprendre ses études, qu’elle avait encore besoin de lui et de l’argent que ses multiples boulots rapportait. Mais Scarlett, bien qu’elle ne soit qu’une enfant avait balayé tout ça d’un geste :
on se serrera un peu plus la ceinture mais on y arrivera. Tu devrais y aller, Jess’… C’était ce qu’elle avait dit du haut de ses 9 ans trois quarts. Il n’avait jamais su rien lui refuser : la gamine était devenue sa vie au moment précis où sa mère avait perdu la sienne, elle était ce qu’il avait de plus cher au monde et si elle le voulait là-bas, bien sûr qu’il irait. C’était encore elle, trois ans après son admission dans la fameuse école et l’obtention d’une bourse, il y avait quelques mois de cela, qui l’avait poussé à passer le casting des
Misérables. Bien sûr, il connaissait les chansons par cœur, il les avait assez chantées avec sa mère, à tue-tête, en préparant des gâteaux dans la cuisine.
Do you hear the people sing ? était sa préférée, il aimait ses envolées, le sentiment de colère qui en transpirait à chaque note. Sa mère, elle, plus sensible, préférait
Empty chairs at empty tables, elle la lui fredonnait souvent le soir, pour l’endormir, bien avant qu’il ait eu l’âge d’en comprendre les paroles. C’était d’ailleurs ce qu’il avait chanté à l’audition, puisque que Scarlett obtenait toujours ce qu’elle voulait et qu’il voulait rendre hommage à sa mère. Il avait fini la chanson en larmes, c’était la raison pour laquelle il savait très bien ce qu’il y avait dans cette enveloppe frappée du cachet du Bureau de Poste de West End. C’était un « non » ferme et définitif mais il ne pouvait tout de même pas décemment le dire de cette façon à sa cadette, elle qui croyait tellement en lui que ça le gênait parfois, d’être l’objet de tant d’admiration de sa part.
« ALLEZ ! » Il hausse les épaules, sans trop y croire, ses doigts ouvrant l’enveloppe et ses prunelles claires parcourant les quelques lignes imprimées sur le papier.
« ALORS ? JESSE ! » « Je… » Sans réussir à trouver les mots, il finit par lui tendre la lettre et elle lui saute au cou.
C’était donc pour fêter son obtention du rôle de Marius en tant que doublure qu’il était allé trainer dans ce bar avec Casey ce soir-là. Il savait que c’était bien mal récompenser Scarlett de son implication dans sa vie que de rentrer tard encore ce soir, et sûrement avec trop d’alcool dans le sang, mais il méritait bien une pause, pas vrai ? La musique assourdissait ses oreilles et l’alcool faisait déjà son petit effet dans son sang, rendant ses joues un peu plus rouges que d’habitude, ses gestes plus lents et ses problèmes tellement plus lointains… Son meilleur ami à côté de lui, il se sentait terriblement bien, heureux, pour la première fois de sa vie depuis un sacré long moment… Son cadet avait invité des filles, selon ses propres dires, et ils avaient échangé un long regard complice qui avait fini par faire éclater de rire le blondinet.
« Commence pas ! » « Quoi ? » s’était-il exclamé, faussement offusqué.
« J’ai rien dit ! » « Justement ! » Dans un mouvement de main amusé, Jesse se lève et retourne au comptoir se commander une autre boisson ; il préférait les alcools forts, qui lui permettaient d’obtenir cette sensation d’être grisé plus rapidement et en moins de verres (il fallait bien qu’il pense à son portefeuille loin d’être rempli !). Assis sur un tabouret, il attend, gentiment, que le barman lui amène ce qu’il lui a demandé, quand une main sur sa cuisse le fait sursauter. Il lève le regard, suivant des yeux le bras au bout de cette main aux ongles parfaitement manucurés, les bracelets plein de breloques pendant à son poignet délicat, remontant jusqu’à cette épaule dénudée sur laquelle tombent une cascade de cheveux bruns qui rappellent celui de ses yeux. Elle se fend d’un sourire ultra charmeur qu’il n’aurait pas renié lui-même en temps normal et il hausse un sourcil. Ce genre de proie facile ne l’intéressait plus, depuis un moment ; il avait suffisamment épuisé ses chaussures sur des pistes de danse pour savoir qu’il pouvait avoir (presque) qui il voulait, sur un simple claquement de doigts. Aussi, il était très rare que les proies qui venaient elles-mêmes se jeter dans la gueule du loup ne l’intéressassent vraiment. Il leur laissait quand même parfois une chance, quand la proie était particulièrement plaisante, comme elle.
« Salut ! Moi c’est Dalila. Tu m’offres un verre ? » Il ne peut retenir un ricanement moqueur : ça y est, c’était terminé. Son intérêt pour elle venait définitivement de s’évaporer… Lui payer un verre ? Quelle blague ! Il avait déjà bien du mal à joindre les deux bouts tous les mois, ce n’était pas pour dépenser de l’argent pour payer un coup à la première greluche venue. Il avait suffisamment de charme et de boniment pour n’avoir jamais eu besoin de ça ; encore moins quand elle venait se jeter elle-même dans ses bras. Un soupir, comme il lève les yeux au ciel, agacé.
« J’aime pas les filles faciles. Encore moins quand c’est moi qui paye… » Il se fend d’un sourire narquois devant son expression outrée et la voilà déjà qui saute en bas de son tabouret, sans doute à la recherche d’un autre pigeon prêt à lui rincer le gosier en échange d’une quelconque attention de sa part.
« Connard ! » croit-elle bon d’ajouter en partant.
« Salope ! » répond-il sur le même ton en lui dédiant un doigt d’honneur avant de récupérer le verre que le barman lui tend. C’est goguenard qu’il revient vers la table où l’attend Casey, bien décidé à lui raconter la dernière nouvelle, mais son meilleur ami n’est plus seul et Jesse hausse un sourcil en le voyant en compagnie de deux demoiselles. Son regard s’attarde à peine sur la première, bien plus intrigué par la seconde ; dans cet endroit, elle détonne terriblement. Tout en elle semble appeler au luxe, de ses vêtements impeccables à ses cheveux parfaits en passant par son air de petite fille modèle.
Tsss. Toujours planté au milieu de la piste, en pleine réflexion, cherchant à déterminer en quelques secondes s’il va l’apprécier ou la détester, il la voit relever son visage vers lui. Leurs regards se croisent, un bref instant, et elle détourne aussitôt les yeux en rosissant. Ça lui laisse tout de même le temps d’apercevoir un visage loin d’être désagréable.
Interesting. Il se laisse tomber assis à côté d’elle, s’amuse de la voir si gênée en se présentant au passage comme un ami de Casey. Il demeure silencieux de longues minutes en l’entendant lui donner son propre prénom.
Maggie. Comme sa mère. Les souvenirs lui reviennent, le plongeant dans un état de profonde réflexion, une réflexion qu’elle vient troubler en lui posant une question qui le fait sortir de sa torpeur, s’enquérant de son état.
« T’inquiètes pas, je réfléchissais juste à un truc. I’m fine, sweetheart. » Elle bredouille un début de réponse sans en donner vraiment et il se dit qu’il y est sans doute aller un peu fort. Peut-être même qu’elle n’a jamais eu de petit ami avant. Ce ne serait pas étonnant. Elle a l’air jeune et timide, inaccessible, aussi bien par sa réserve que par sa classe sociale. Un vrai défi à elle toute seule. Un défi… C’est exactement ce dont il a besoin… Il a un petit rire cristallin, haussant les épaules devant ses maladresses ; un autre aurait sans doute trouvé ça attendrissant mais Jesse n’était pas de cette trempe. Elle n’était à ses yeux qu’un casse-tête et, sitôt qu’il en aurait trouvé la solution, il la relèguerait dans la boite des jouets déjà utilisés.
« On t’a déjà dit que tu étais super mignonne, Maggie ? » C’était définitivement trop, comme elle sursaute, renversant sur lui les trois quarts de sa boisson. En temps normal, il se serait sans doute énervé, sanguin et habitué aux colères violentes qu’il était mais… elle ne lui laissa même pas le temps de s’énerver, attrapant la première serviette en papier venue pour nettoyer les dégâts en lui murmurant des « je suis désolée » affolés.
« Wow ! Easy tiger ! » s’exclame-t-il alors qu’elle lui frotte l’entrejambe sans s’en rendre compte. Elle réalise soudainement et s’empourpre encore davantage sous ses rires amusés. Joli et plaisant casse-tête…