ARS ♣ I know what it's like to be afraid of your own mind

Citation :

Dublin, le 17 septembre 2009

Chère Violet,

J’espère que tout va bien pour toi... Ici, c’est pareil à tous les autres jours, les cours se passent sans trop de problèmes. Mais ce n’est pas le plus important, tu sais...

Pour en venir aux faits, Maman a refait une crise.

Je l’ai su dès que je suis entrée dans la maison : il y avait de la peinture partout. Sur les murs, les meubles, le sol... En soi, j’aurais pu trouver cela beau si je n’avais pas su que j’allais devoir l’aider à sortir de la salle de bains. C’est apparemment là qu’elle se calme le mieux : elle s’assoit contre la baignoire, hurle, pleure... Parfois elle ne fait rien du tout ; elle fixe le néant pour oublier les voix. C’est rare qu’elle me parle de ce qu’elle voit ou entend vraiment ; elle préfère le nier. J’ai appris à déceler les changements qu’elle vit, à appeler les urgences si je vois que cela devient dangereux. Pour l’instant, ce qui est sûr, c’est qu’elle a oublié de prendre ses pilules de Seroquel, et qu’elle était sûre de discuter avec son mari... Qui n’est plus là.
J’ai réussi à la calmer, comme toujours. Là, elle dort. Tranquille ; comme avant. Tu lui manques, tu sais ? Tu me manques aussi.

La lettre n’était pas terminée, pas plus qu’elle n’avait jamais été postée. Des lettres comme celle-ci, April en avait beaucoup. Gardées précieusement dans une vieille boîte à chaussures. Un trésor particulier... Des lettres qu’elle n’avait jamais envoyées à sa sœur, par manque de courage. Et puis maintenant c’était inutile.


Londres, décembre 2011
Dehors, il pleut des cordes. Comme s’il fallait que la météo soit le reflet parfait de mon humeur... Comme chaque 20 décembre, je me retrouve dans ce même bar de Londres, à boire plus que de raison pour noyer mes ennuis. Ou mes souvenirs, je ne sais plus trop. À attendre Violet. Elle est en retard... Elle est toujours en retard, le 20 décembre. La réservation est faite, le restaurant est à côté de ce pub sombre. Je n’aurais vraiment pas dû boire ce dernier verre... Dans quelques minutes elle sera là. Dans quelques minutes, nous allons toutes les deux éviter le sujet incontournable de la journée... Maman. Maman qui s’est tuée le 20 décembre 2009. Maman qui nous uni et nous désuni. Violet ne peut s’empêcher de critiquer, et moi je ne peux m’empêcher de défendre. À croire que je suis encore et toujours cette idéaliste qui a quitté Dublin. Je le suis, je dois l’avouer. Et je l’adorais, Maman... Même si depuis qu’elle est morte j’ai de plus en plus peur d’être comme elle. Et quand je dis « comme elle », j’entends « aussi malade qu’elle ». Certains diraient folle. Je préfère schizophrène. Il paraît que cela peut se déclarer au début de la vie adulte. Et par début de la vie adulte, j’entends à n’importe quel moment à partir de maintenant et jusqu’à, pour quelques cas, 30 ans. Cela me poursuit. La nuit, j’en rêve. Alors je crois que j’ai des hallucinations, et je me réveille pour me rendre compte que non, ce n’est pas une distorsion de la réalité, ce n’est qu’un simple rêve étrange. Du coup, plus je m’occupe, mieux je me porte.
Je crois que c’est tout cela, que j’essaie de noyer dans mon verre d’alcool. Je devrais me contenir, Vi’ m’en voudrait d’être ivre morte devant elle... Je sais que ce repas, elle le fait pour moi. Je sais que si cela ne tenait qu’à elle, elle aurait oublié maman. Elle a tout fait pour. Elle s’est même expatriée en Angleterre... Mais voilà : le cadavre, c’est moi qui l’ai trouvé. Et pas un jour ne passe sans que je ne me demande « Et si... ? ». Cela ne mène à rien sinon à créer de belles histoires, j’en suis consciente. Mais je ne peux pas m’en empêcher... Ce n’est pas pour rien que j’ai quitté Dublin ! Violet doit avoir compris que cela me taraudait. Elle me connaît bien, on se ressemble bien plus que l’on n'aimerait se l’avouer parfois... D’où ces repas de famille improvisés.
Je replonge mon regard dans le fond de mon verre. Du whisky... Un choix ironique, quand on pense que c’est ce que Maman a choisi, mélangé au seroquel et à ses somnifères, pour mettre fin à ses jours... Quand je disais que je ressemblais à ma sœur, j’imagine que la pomme n’est pas tombée bien loin de l’arbre, quoi qu’elle en dise.


Londres, juillet 2012
Trac-Trac-Trac-Trac Ce bruit incessant, ce sont des ongles qui frappent avec une régularité hors normes l’accoudoir d’un fauteuil. Ce pauvre accoudoir a dû en voir passer, des ongles impatients... Pour la peine, je relève la tête. J’ai oublié mes écouteurs — grave erreur, si vous voulez mon avis — et dois supporter ce petit bruit agaçant au possible. Je déteste les salles d’attente. Je déteste attendre. Et la propriétaire des ongles parfaitement manucurés semble en cristal. Elle m’énerve, je la déteste. Elle évoque la finesse, l’impeccabilité, tout le charme britannique... Ses cheveux sont blonds, coupés à hauteur du menton en une ligne plongeante parfaitement droite. Trac-trac-trac, le bruit continue. Mes muscles se tendent un peu plus, moi qui n’ai jamais été des plus patientes. Encore moins avec ce genre d’ambiance. Je passe une main dans mes cheveux bruns, essaie de me changer les idées. La fenêtre à ma gauche laisse filtrer un peu d’air et de lumière, mais ce n’est de loin pas suffisant... J’ai soudainement l’impression d’étouffer, dans mon châle ocre ; je l’enlève. Trac-trac-trac-trac...

« Lydie Snow ? » Le bruit cesse enfin. La jeune blonde se lève, droite et maniérée, et sourit à la secrétaire qui vient de l’appeler. Je me sens presque obligée d’observer ma concurrente quitter de la salle d’attente. Pour choisir une image qui la définirait, je choisirais la lettre I. Le I, c’est rigide, c’est froid comme lettre. Comme la blonde... Pour pousser la comparaison un peu plus loin – et surtout parce que je n’ai rien d’autre à faire – j’aimerais souligner que nous sommes plutôt l’antithèse l’une de l’autre. Là où la blonde évoque impeccabilité et rigidité, je dois faire plutôt penser à une hippie née à la mauvaise époque. Mes habits d'aujourd'hui sont standards, un jeans foncé et un long pull noir, mais mes accessoires évoquent la liberté qui manque à un endroit destiné à faire patienter les candidats. Des plumes pendues aux oreilles, plusieurs bracelets... Mon visage doit avoir l’air détendu, encadré par mes boucles qui font ce qu’elles veulent. Ou plutôt : j’espère que mon visage a l’air détendu. Parce que ce n’est de loin pas le cas ! Je stresse à fond. Alors, je feuillette le courrier que j’ai reçu il y a deux semaines, quand j’étais encore en examens. Je ne me suis pas trompée de date : on m’a bel et bien convoquée pour cet éventuel stage aujourd’hui. J’ai reçu une autre lettre aussi, d’un autre lieu, mais la convocation n’est pas pour tout de suite. Alors je mise tout et mets toutes les chances de mon côté. Mais suis-je venue trop « à la cool » ? Est-ce que j’aurais dû faire comme la blonde et me la jouer mannequin Vogue pour obtenir ce stage ? Je n’espère pas. Je déteste mentir !

Je souffle un peu. Restons zen, April. Ils vont te choisir pour tes compétences, pas pour ton style vestimentaire ! Tu as tout pour plaire : tu est volontaire, tu ne baisses pas les bras, tu as appris le français et l'espagnol... Que rêver de plus ?

« April-Rose Stewart ? » « Hmm... Je préfère April ! » La bonne femme me fusille du regard... Booooon, pour la sympathie on repassera ! Je souffle un peu... C'est parti: je vais avoir ma chance.

[...]

« Alors ? » « Alors, ça n’aurait pas pu être pire. Un fiasco. Il n’a même pas pris la peine de lire le dossier, ou d’écouter mes arguments... Apparemment j’aurais un profil « atypique ». » Je fulmine. Je serais presque heureuse de ne pas avoir été choisie, le patron avait l’air d’être un véritable imbécile. J’entends ma sœur soupirer au bout du fil, puis se taire. Elle a compris comme moi : l’adjectif « atypique » n’est de loin pas un compliment « Où es-tu ? » « En train de me changer les idées... Comme toute personne atypique ferait à ma place. » Je la verrais presque lever les yeux au ciel, se retenant à peine de me réprimander. C'est tout ma soeur, ça. Intelligente comme tout mais avec un sens de l'humour aussi développé que celui d'une noix de coco. Je reprends mon sérieux et regarde le paysage défiler par la fenêtre. Avant qu’elle ne s’impatiente, je la rassure. « Je suis en route pour Cambridge. » « Mais... Ça va ? » Elle est mignonne. Non, vraiment... Elle n’a jamais été douée pour les interactions sociales, ma sœur. Je lui accorde tout de même l’effort d’avoir tenté l’empathie avec moi. « Ne t’en fais pas. J’ai d’autres plans B en tête pour les vacances ! »


Cambridge, septembre 2012
Le suicide de ma mère m’a donné une perspective différente de la vie. Avant, la mort était quelque chose de très abstraite pour moi. Je peux vous assurer que l’on change vite de point de vue après avoir vu le corps de sa mère, livide et froid, allongé dans son lit. Cela devient tout de suite quelque chose de plus réel, la mort... Je crois que c'est surtout sa rigidité qui m'a marquée. Oui, ce doit être cela...
Suite à "l'incident", nous avons vendu la maison et je suis partie retrouver Violet à Londres. Je n’aimais pas l’idée de me retrouver seule dans la maison qui a assisté à la mort de Maman. Alors, j’ai changé radicalement mes plans, arrêté mon année en cours et je me suis inscrite à Cambridge. Leur faculté de sciences sociales, humaines et politiques m’a définitivement tapé dans l’œil. Quant à savoir ce que je ferai plus tard... Journaliste sans doute. Documentaliste. Je verrai... C'est en tout cas ce qui me motive pour le moment.
C’est ma troisième année à Cambridge maintenant. Malgré quelques petits accrochages sans importance— pour ne pas nommer un Judging Cambridge Club aux priorités plus que douteuses—, ça me plaît. Je me reconstruis, j’essaie d’ignorer l’épée de Damoclès qui pend au-dessus de ma tête. J’essaie d’ignorer que je serai peut-être diagnostiquée. Ou peut-être pas. Violet y a bien échappé, pourquoi pas moi ? Aucune idée, mais cela me prend aux tripes. C'est que Vi' et moi, nous sommes quand même très différentes... On m'a toujours dit que je ressemblais beaucoup à ma mère. Alors je m’occupe un maximum, pour ne pas y penser. Le club de cinéma audiovisuel, le club d’écriture, la troupe de théâtre... tout ce qui touche de près ou de loin aux arts m’intéresse et me change les idées. Et puis je remplis un maximum ma collection de vinyles, aussi. Je reste idéaliste dans l’âme, j’en ai bien peur... À la fois extravertie et secrète : ne me demandez rien sur l’Irlande, ou vous me verrez me refermer comme une huître. Je ne parle jamais de Maman... Je ne parle pas non plus de ma vie à Dublin. Ni pourquoi je suis venue. Ces pages de ma vie ont été tournées le jour où j’ai mis les pieds dans l’avion pour rejoindre Violet. J’ai fermé ce chapitre de ma vie, j’espère ne pas avoir à le rouvrir. Je fais tout pour ne pas avoir à le rouvrir.

→ Ton heure de gloire est enfin arrivée, un producteur de cinéma vient de te remarquer dans la rue et te propose de devenir la star de son nouveau film. Que lui dis-tu ? Je commence par regarder autour de moi, me doutant que ce n’est pas à moi qu’il parle. Quand je me rends compte que c’est réel, je lui demande toutes les informations : je ne veux pas me lancer dans quelque chose sans en connaître le fond. Et puis ça pourrait très bien être un arnaqueur pervers ! Une fois assurée de l’authenticité du producteur et après avoir lu le script, j’accepte. Ça peut être une bonne expérience !

→ Une pauvre fille en pleurs chante All by myself avec son cornet de glace à la vanille en plein de milieu de la rue retournant tous les regards sur son passage, y compris le tien. Ta réaction ? Après m’être arrêtée quelques secondes pour la fixer, j’imagine que je m’approche de la demoiselle en détresse pour voir s’il y a quelque chose que je peux faire pour elle... Je déteste voir les autres pleurer, alors je vais essayer de la consoler un minimum. Assez pour qu’elle arrête de chanter en tout cas.

→ Ton(ta) cousin(e) t'avoue sous l'emprise de l'alcool son attirance pour toi, et tente de t'embrasser. Premières impressions à chaud ? Réactions à froid ? Et merde. « Dégage, Frank ! » Je le repousse gentiment mais sûrement. Beaucoup trop mal à l’aise pour me faire embrasser par un cousin...

→ Ton idée du parfait samedi soir : une soirée arrosée au Carling à Oxford, une nuit de folie au Fez Club de Cambridge, une sortie au théâtre de Londres ou une soirée geek avec plat commandé et partie de jeux vidéos avec tes meilleurs potes ? Une soirée geek avec plat commandé et partie de jeux vidéos avec mes meilleurs potes, sans hésitations. Ou marathon de films. Ou visionnage de comédies musicales. Et en deuxième choix une sortie au théâtre de Londres, pour autant que les moyens me le permettent.

→ T'es au confessionnal, tu peux avouer ta pire faute, ou encore un secret particulièrement pesant que tu n'aimerais pas voir révélé. Que dis-tu au père Patrick pour te soulager la conscience ? Père Patrick, j’aime les comédies musicales. Je l’avoue : elles me font frémir, elles me font rêver... Je rêve de voir Wicked à Broadway. Et Rocky Horror Show, aussi...

→ Le père Patrick était en fait un vrai sociopathe fan de Pretty Little Liars, et t'envoie un sms anonyme où il vous demande de choisir entre un secret révélé qui pourrait anéantir ta réputation ou briser ta famille, et de voler la bague de fiançailles Cartier d'un de vos amis. Après mûre réflexion, qu'est-ce que tu choisis ? Je savais que je ne pouvais pas lui faire confiance, à ce tordu ! Eh bien tant pis, qu’il divulgue ses informations : je l’assume très bien ! Je ne suis pas du genre à me confier au premier venu, il aurait dû s’en douter...

→ C'est le mec (la fille) de tes rêves, tu en es persuadé(e) et pourtant, celui(celle)-ci est en couple avec quelqu'un d'autre. Tu te la joues résigné(e), stratégique, ou éploré(e) ? On veut les détails ! Je ne me la joue pas. Il est en couple, il est donc inaccessible, point. Je ne suis pas une briseuse de couple, loin de là. C’est un peu sacré, pour moi... La loyauté est très importante à mes yeux, quel serait l’intérêt de le séduire ? Pour qu’il la quitte, se mette avec moi et m’échange pour la première venue ? Non merci. Le fait qu’il soit en couple est donc pour moi un critère d’exclusion.

→ Dans dix ans, je me vois bien ouvrir un resto spécialité moules frites avec Camille Jules Martin, marié, six gosses et à l'origine d'une toute nouvelle sauce roquefort-épinards et toi, des projets pour l'avenir ? Je n’aime pas penser à l’avenir. L’avenir m’effraie. Tant que je ne sais pas si je suis comme elle ou non, je préfère ne pas penser à trop long terme. Mais j’imagine que je me verrais bien journaliste, en train de parcourir le monde pour découvrir de nouvelles cultures.

→ Et enfin, honnêtement, entre truth ou dare, qu'est-ce que tu préfères ? (oui ça rime !) Aucun des deux ? Bon... À choisir, truth me plaît quand même plus... À quelques exceptions près...

→ En pleine soirée baby-sitting, l'adorable petite fille aux cheveux blonds que vous gardez s'installe sur vos genoux et vous demande, d'un air suppliant : « Moi plus tard, je veux être la Reine d'Angleterre. Papa m'a dit que pour pouvoir le faire, il fallait aller à l'université. Mais il a dit aussi qu'il fallait choisir entre Oxford et Cambridge, parce que ce sont elles les meilleures d'Angleterre. A ton avis, il vaut mieux apprendre à devenir Reine à Oxford, ou à Cambridge ? » C’est une très bonne question ma chérie. Tout dépend... Tout d’abord il te faut choisir l’université qui te plaît le plus, avec les meilleurs programmes d’apprentissage. C’est ça le plus important. Ensuite, si vraiment tu hésites toujours, j’imagine que Cambridge est meilleure, pour devenir reine. Ils ont certaines exigences, et il y a un club qui — malheureusement — sera là pour te réprimander au moindre faux pas... Mais si tu veux mon avis, être présidente ou première ministre, c’est bien mieux que d’être reine. Tu ne voudrais pas faire cela à la place ?

→ Après avoir écouté votre argumentaire, elle s'interrompt une seconde et fronce étrangement le nez. « Mais, au fait, qu'est-ce que c'est, le Judging Cambridge Club ? » À la base – et crois-moi cela s’est bien éloigné de cette base — c’est un club censé t’encourager à donner le meilleur de toi-même et à avoir d’excellentes notes. Dans la réalité, c’est un groupe de gens qui se permet de te juger et de te classer selon des critères plus que douteux...

→ « Aaaah, d'accord. Je comprends mieux. Et les TroubleMakers, alors ? C'est la même chose ?» Absolument pas. Honnêtement je n’ai jamais vraiment eu affaire à eux, mais d’après ce que j’ai compris, c’est un groupe de gens qui s’amusent à pourrir la vie des autres.

→ « C'est bien compliqué tout ça. Mais alors, si je choisis Cambridge et que finalement je préfère Oxford, j'ai le droit de changer en cours de route ? » En théorie et en amenant les meilleurs arguments, cela devrait être possible. Mais vu la rivalité de ces deux universités, tu ferais mieux de te décider une bonne fois pour toutes dès le début.

→ « Hm... Bon. Ca m'avance pas beaucoup. Mais en même temps, j'ai le temps. »