NS ✧ can you feel the rain, beating of my heart, color of my pain

A far-traveled bird
She walks on the moonlit snow

La foule est compacte sur le quai du métro, un bourdonnement indistinct de conversations individuelles multipliées indique que c’est l’heure de pointe. Elle regarde sa montre, puis le panneau qui affiche le temps d’attente approximatif ; ça devrait aller. Emmitouflée dans une large écharpe en laine, un bonnet sur la tête, elle se laisse doucement emporter par la musique, un air bien vif et bien entraînant, idéal pour se réveiller et entamer la journée du bon pied. Le métro arrive à quai et il est à peine arrêté, la porte à peine ouverte, qu’un flot d’hommes, de femmes, sort de la rame, s’entrecroisant dans un flux un peu désordonné dans les diverses directions : changement de ligne, sortie, c’est une pagaille habituelle qui se joue. Une chose qui la surprend à chaque fois et la fait sourire, c’est que les londoniens sont suffisamment courtois pour laisser sortir les passagers avant de s’engouffrer dans la rame. La voix pré-enregistrée, annonce peu après la fermeture des portes. « This is an all-station Picadilly line train to Acton Town. » Debout, serrée entre un quadragénaire en complet et une jeune étudiante un peu trop maquillée, elle se réjouit interieurement de n’avoir que quatre arrêts à parcourir.

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Minsk, Janvier 1983. Dehors, les températures sont encore très en dessous de zéro, cet hiver est glacial, peut-être même plus rigoureux encore que le précédent. Dans l’appartement des Snetkov, c’est le remue-ménage ; des voisins compatissants les ont avertis que la police n’allait pas tarder à arriver. Ils savent que l’étape suivante, c’est un simulâcre de garde-à-vue et ensuite, mieux vaut ne pas trop y penser. Après tout, le froid, rien qu’ils ne connaissent déjà, mais si ce n’était que ça… il prend sa fille dans ses bras, traverse le couloir qui sépare leur logement de celui de leurs amis. C’est le moment qu’il redoutait, mais d’un autre côté, il sait que de cette façon, elle aura une famille et un futur. Il fait glisser l’enfant dans les bras de Ksenia qui l’accueille avec toute la douceur du monde, malgré la hâte. « Я тебя люблю Нина » (je t’aime Nina) murmure-t-il avant de retourner chez lui, le cœur serré. Regardant par la fenêtre de l’immeuble ses voisins et amis être emmenés Dieu savait où, elle s’était juré que leur sacrifice ne serait pas vain et qu’un jour ils auraient de quoi être fiers de leur petite fille. Elle n’avait même pas pleuré ce jour là, même lorsque le bruit des agents peu délicats mettant l’appartement à sac de l’autre côté de la maigre cloison avait grondé. Elle avait été parfaitement silencieuse, ses grands yeux bleus posés sur le visage de sa bonne fée.

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De nouveau à l’air libre, elle marche d’un bon pas, se dirigeant vers le bâtiment qui abrite les studios de la prestigieuse compagnie londonienne qui l’emploie. Ses pensées vont à Ksenia, sa marraine, sa mère, son amie et confidente. C’est elle qui l’avait inscrite à son premier cours de danse, qui lui avait montré la voie. Elle aussi qui avait eu le courage de rendre ce dernier service à ses véritables parents – des ennemis du peuple – d’élever leur fille comme si c’était la sienne. Promesse tenue. Elle l’avait accompagnée à San Francisco pour étudier auprès des plus grands. C’était elle qui l’avait soutenue, jour après jour, dans cette ville qu’elle ne connaissait pas, à l’autre bout du monde. Ksenia avait été là sans fléchir, jusqu’au jour où les problèmes de santé de son mari l’avaient forcée à rentrer. Il va être 9h45, elle s’empresse d’aller se changer, la journée commence à 10h et le retard est mal vu, question de discipline, encore et encore.

SEE HOW LIGHT ARE ALL HER MOVES.

« On prends dix minutes de pause si tu veux Nina. » La musique s’est arrêtée pour être remplacée par la voix douce d’une femme ; cette quinquagénaire aux cheveux grisonnants, encore pimpante et à la silhouette magnifiquement sculptée c’est Margaret Brown, la directrice de la danse. Malgré son petit mètre cinquante huit, elle en impose par son air austère, et strict. « la discipline, n’oubliez jamais, c’est la clé du succès. » répète-t-elle régulièrement pendant les longues journées de travail. Pourtant, lorsqu’il s’agit du bien être de ses danseurs, son regard se fait plus maternel, son ton s’adoucit, bienveillant. « Non, non, ça va aller. » Répond la plus jeune, le souffle un peu saccadé par l’effort. « Je voudrais fixer cet enchaînement, ça sera ça de fait… » Déclare-t-elle en reprenant place à l’autre bout du studio 4. Malgré la fatigue qui commence à gagner ses muscles, elle exécute ses fouettés avec légèreté. Ses pieds, comprimés depuis déjà de longues heures dans les chaussons demandent grâce ; ils la font souffrir mais elle ne laisse rien paraître et reste concentrée et souriante. Depuis toujours elle sait que la route qui la mènera à la consécration ultime est escarpée, semée d’embûches. Elle connaît le prix à payer, Ksenia l’avait avertie, mais depuis son premier cours, une passion est née. De plus, elle se souvient de l’histoire que lui a raconté sa tutrice, celle de ses parents. Cette histoire qu’elle garde en mémoire, c’est une motivation de plus pour Nina. Si elle persévère, même dans les pires moments : ceux où elle voudrait juste dormir quelques heures de plus, s’offrir le luxe d’un bon bain et d’une journée à profiter du soleil au lieu d’aller travailler, c’est parce qu’elle veut qu’ils soient fiers d’elle.

San Francisco, avril 2002. Son cœur bat un peu plus vite que d’habitude. Ce n’est pas un battement intense comme lors d’une journée de répétition, c’est un battement d’émoi, l’exquise hâte avant de retrouver un être cher. Elle doit retrouver Grant dans ce petit grill sans prétention, là où ils se sont rencontrés pour la première fois, à l’occasion de l’anniversaire d’un ami commun. Il est presque huit heures, elle est un peu en avance alors elle a pris place à une table près de la fenêtre et patiente avec un Martini – ici le patron n’est pas trop regardant sur la majorité des consommateurs, les étudiants font l’essentiel de son chiffre d’affaire. Et puis il arrive : l’air détendu, un sourire aux lèvres. Pourtant, il sait que c’est leur dernière soirée ensemble, ils ont choisi de la passer ici, où tout avait commencé un peu plus d’un an plus tôt. Ils savent tous les deux que leurs routes bifurquent ; elle s’est vue offrir un contrat en or avec une compagnie australienne à Sydney, une chance inouïe pour une danseuse aussi jeune qu’elle. Quant à lui, il doit finir ses études de droit. Le temps file, peut-être plus vite que d’ordinaire, ils marchent, éclairés par la lueur un peu blapharde des lampadaires : en bon gentleman, il la raccompagne chez elle mais il ne veut pas encore la laisser filer. Elle a les yeux brillants, les mots ne viennent pas, coincés dans sa gorge, lui non plus ne sait pas par où commencer. Première douleur amoureuse. Elle ne s’était pas préparée à ça…
Ils s’offrent une dernière nuit d’amour, une dernière tendre étreinte. Au petit matin, elle ne sera plus là, son vol pour Sydney est à 10h45.

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Dans l’avion, la tête posée contre le hublot, ses pensées s’emmêlent. Elle se demande si elle a pris la bonne décision, si elle a bien fait de tout laisser derrière elle, de choisir une carrière naissante plutôt qu’une belle histoire d’amour. Ce doute la tourmente. Elle ne cesse de repenser à son regard triste lorsqu’en se réveillant, il l’a vu rassembler ses quelques affaires avant de partir. Leur dernier baiser avant un goût un peu amer. Sa conscience lui dit qu’une opportunité de ce genre ne se refuse pas, que son histoire était bien trop incertaine pour prévaloir sur tout ce pour quoi elle avait travaillé si dur. Mais la raison est bien impuissante devant les dégâts d’un cœur brisé. Un premier choix difficile.

FOR THE BEAUTY OF THE EARTH.

« Хожу-брожу, матрешку держу, Разберу напополам - детям в руки дам. » Elle chantonne d’une voix douce, elle chantonne une comptine dans sa langue natale sous le regard amusé d’une espiègle petite tête blonde. La petite fille lâche un rire cristallin, ses pieds se mettent à gigoter, comme s’ils pédalaient sur un vélo imaginaire. Nina se sent fondre devant cette petite puce toute dodue. Lorsqu’elle avait appris sa grossesse, elle avait cru que le monde s’écroulait autour d’elle. Ce n’était pas prévu, pas comme ça du moins, pas à ce moment de sa vie, alors qu’elle était au faîte de sa gloire. Il avait fallu toute la patience et la sagesse de Ksenia – l’alliée de toujours, indéfectible – pour lui faire voir les choses d’une autre façon. Elle se souvient des paroles de celle qu’elle a toujours considérée comme sa mère. « Вы получили самый большой подарок в мире… в один прекрасный день вы поймете ! » ( Crois moi Nina, tu as reçu le plus beau des cadeaux. Un jour tu comprendras.) Elle regarde Sonia, qui s’est endormie entre temps, et elle prend la mesure des paroles de sa mère. Un sourire se dessine sur ses lèvres. En y repensant, jamais elle n’aurait voulu que les choses se passent autrement. Parfois, la vie est un peu compliquée, entre ses journées de répétitions, la nounou, il a fallu un temps pour se réorganiser mais elle ne regrette rien. Le soir, rien ne lui fait plus plaisir que de retrouver sa perle, son trésor. Malgré la fatigue, les muscles endoloris, rien ne lui donne plus de baume au cœur que la vue de sa fille. Le soir est là, dehors l’animation règne toujours dans les rues de Camden Town. Elle ne peut s’empêcher de se dire qu’elle a peut-être grillé des étapes : la vie insouciante d’une jeune adulte, elle ne l’a pas vraiment connue, mais au fond, elle aime sa vie telle qu’elle est, malgré tout. Ses pensées vont vers Priam, ce flic un peu fantasque, aux airs de grand enfant, rencontré au Tesco du coin. Il l’avait laissé passer devant avec ses trois articles, et la suite avait coulé presque de source. Un verre d’abord, puis un cinéma, un dîner. Il avait de l’humour, un délicieux accent londonien. Il aimait la cuisine – la vraie - la pluie qui tombe et les vacances à la montagne, sans oublier les jeux vidéos. D’une certaine façon, il lui rappelait Grant. Etait-ce pour ça qu’elle avait succombé ? Il avait pris le large, du jour au lendemain, sans crier gare. Elle n’avait pas compris, mais quelques semaines plus tard, elle découvrait qu’il lui avait laissé un souvenir.

Le DVD tourne tout seul, elle a beau être devant, elle n’y prête plus attention et serait bien incapable de dire ce qui vient de se passer. Elle pense à Grant. Que peut-il bien faire à l’heure qu’il est ? Est-il toujours à San Francisco, est-il devenu avocat ? Peut-être est-il marié maintenant. Toutes sortes d’hypothèses lui viennent à l’esprit, mais elle est loin de se douter que ce fils de diplomate, au charme flegmatique et à l’allure impeccable, ce premier amour, est sur le point de réapparaître dans sa vie.