i can't exactly pretend that i didn't see you w/ violet

Si comme beaucoup à Holland Park, Grace se réjouissait de l'absence de tel ou tel professeur, ce n'était pas en s'imaginant traîner en salle d'études ou rentrer plus tôt chez elle. Enfin, chez Andrea et Tristan mais elle se sentait de plus en plus chez elle là-bas, elle y faisait de plus en plus référence en parlant de la maison, fait suffisamment important pour être souligné. Mais ça n'était pas la question. Non, si l'absence de son professeur de chimie la ravissait, c'est parce que ça lui offrait une plage de deux heures pour terminer sa dissertation pour son prochain cours de littérature. Elle avait pris du retard, Dieu seul savait comment, mais rien qu'elle ne pourrait rattraper en deux heures. Sac accroché à l'épaule, elle se hâta vers la bibliothèque, abandonnant derrière elle Julia qui avait apparemment mieux à faire que de travailler. Grace passa aussi discrètement que possible devant le bureau du bibliothécaire avec lequel elle entretenait des rapports tendus. Pour une raison qui lui échappait, il ne l'appréciait guère et toute excuse était bonne pour la mettre dehors. Alors non, elle n'allait pas lui donner l'occasion de lui refuser l'accès au précieux stock de livres du lycée.

Silencieuse, la jeune fille navigua entre les tables et les étagères avant de trouver une place libre. Elle s'installa sans un mot et sortit ses affaires, bien décidée à se remettre à jour dans son programme. D'aucuns auraient jugé ridicule d'avoir un planning mais Grace trouvait ça essentiel. Elle avait besoin d'ordre dans sa vie, autant dans ses placards que dans ses cahiers, et quoi de mieux qu'un planning pour tout organiser ? Seulement elle s'était laissée peu à peu submerger, Callie ayant de plus en plus besoin de ses services. Elle avait complimenté son écriture et le soin apporté aux invitations qu'elle avait réalisé pour l'une de ses soirées. Sous peu, elle finirait par en écrire une pour elle aussi, c'était certain. Restait qu'elle n'avait pas terminé ses devoirs de littérature, sans parler de l'allemand ─ mais elle était en passe de baisser définitivement les bras à ce sujet-là, alors ça attendrait.

Le nez dans son édition de Lord of the Flies, elle ne vit pas Violet arriver et, inévitablement, elle sursauta lorsqu'elle releva les yeux, réalisant qu'elle n'était seule. Le livre lui tomba des mains dans un bruit de papier froissé. « Mais enfin Violet, on ne surprend pas les gens comme ça » chuchota-t-elle, oubliant momentanément qu'elles ne se parlaient plus vraiment depuis quelques temps. Pourquoi, Grace n'aurait pas su répondre si on lui avait posé la question comme ça, sans prévenir. Elle évitait d'y penser parce qu'elle ignorait comme gérer les diverses émotions qui la traversaient chaque fois qu'elle se laissait le temps d'y songer. Elle appréciait Violet ─ et encore c'était un euphémisme ─ mais la voir avec Alexander l'agaçait profondément. Elle ignorait qui, d'Alexander, de Violet ou d'elle-même, l'agaçait le plus, aussi évitait-elle de s'attarder sur le sujet. Mais elle ne pouvait guère ignorer Violet plus longtemps, maintenant qu'elle se tenait là. « Tu, euh, tu as besoin de quelque chose ? » demanda-t-elle, ne lui glissant qu'un regard très furtif. Ce n'était absolument pas courageux du tout mais Grace n'avait jamais prétendu être apte à gérer ce genre de situations.

Je respirais avec plaisir l’odeur des pages. Je feuilletais un livre, ou plutôt un roman, sur la découverte de la structure de l’ADN, la si jolie petite double-hélice, écrit par le jeune Watson. Un petit morceau d’histoire des sciences et de la biologie, de la médecine et de tant de nouvelles spécialités à l’heure actuelle. Ou comment un jeune chercheur inexpérimenté fit une découverte qui marqua l’histoire. Je me demandais où j’en serais quand j’aurais 25 ans. Probablement pas dans un autre continent en train de faire une découverte valant un prix Nobel, mais je crois que ça me plairait assez de me trouver dans un labo. Faire de la recherche. Après tout, il était grand temps que je m’y mette à y penser. Ca semblait tellement loin et pourtant aujourd’hui le temps file vite et j’ai l’impression que la fin du lycée approche à pas de géants. Je ne sais pas si les études supérieures seront très différentes. On aura probablement une bibliothèque plus grande, pour commencer. On a toutefois pas à se plaindre ici, pour une bibliothèque de lycée elle n’était pas mal du tout. Et elle était relativement peu fréquentée, ce qui était plutôt agréable pour moi, qui adorais y passer du temps. Je reposais le livre, n’ayant malheureusement pas le temps de m’y plonger plus pour le moment. Je parcourais plutôt les rayonnages et souris au bibliothécaire lorsque je le croisais. Il ne parlait pas beaucoup, mais il était plutôt gentil et arrivait à maintenir la bibliothèque dans le calme et bien ordonnée, ce qui n’était pas une mince affaire face à tous les lycéens.

J’allais partir à la recherche d’une table où m’installer pour travailler quand j’aperçus une silhouette familière. Je plissais légèrement les yeux pour être sûre, mais oui, c’était bien Grace. Un sourire se dessina sur mes lèvres tandis que je me dirigeais vers elle. Nous n’avions pas eu assez de temps pour nous voir dernièrement et c’était bien triste. C’était une jeune fille incroyable, et nos discussions me manquaient. Joyeuse à l’idée de pouvoir enfin passer un moment avec elle, je m’arrêtais à ses côtés et la vit sursauter en relevant les yeux : « Mais enfin Violet, on ne surprend pas les gens comme ça » me chuchota-t-elle. Je me mordis légèrement la lèvre, désolée, en haussant légèrement les épaules. Je n’avais absolument pas l’attention de la surprendre comme ça mais elle était tellement absorbée dans son travail, je crois qu’elle ne m’aurait même pas remarquée si j’avais eu une cloche autour du cou. Je ferais plus attention la prochaine fois. Peut-être que j’aurais dû l’appeler ? Bien que le bibliothécaire n’aurait sûrement pas apprécié que j’élève la voix ici. « Tu, euh, tu as besoin de quelque chose ? » continua-t-elle. Je lui répondis avec un sourire, en prenant place sur la chaise à côté d’elle : « Je t’ai aperçue en cherchant une table, alors je suis venue te voir. Ça fait un moment qu’on n’a pas eu l’occasion de discuter ou travailler ensemble, c’est dommage. » je répondais avec une naïve sincérité, sans réaliser que ma présence la dérangeait, et continuant au contraire sur ma lancée : « Qu’est-ce que tu lis ? » je demandais en penchant la tête pour tenter de lire le titre du bouquin ouvert devant elle. « Oh d’ailleurs j’ai finalement retrouvé le titre du livre dont je t’avais parlé ! Tu vas adorer » je m’exclamais, enthousiaste, avant de mettre ma main devant ma bouche et lancer un regard désolé au bibliothécaire. Ne pas crier de sa petite voix aigüe dans les bibliothèques, ce n’est pas très apprécié. Mais bon, ce n’était pas vraiment de ma faute : j’étais juste contente de voir Grace.

Son cœur battait fort dans sa poitrine et ce n'était pas uniquement parce que Violet l'avait surprise en plein travail. Elle baissa immédiatement les yeux sur son livre, étalé sur la table. Peut-être que son amie disparaîtrait si elle réalisait que Grace travaillait. Ce n'était pas très sympathique mais la jeune fille n'était pas particulièrement prête à avoir la moindre conversation avec Violet. Elle tentait encore de se faire à l'idée qu'Alexander la lui préférait et pour ce faire, il fallait qu'elle reste à l'écart. C'était évidemment sans compter sur Violet et son amabilité coutumière. Grace releva timidement les yeux vers elle, conscient qu'elle ne comptait pas s'en aller, et lui demanda si elle avait besoin de quelque chose. Ça non plus, ce n'était pas très gentil mais la blonde ne sembla pas s'en offusquer et elle prit place à ses côtés avec un sourire. Well, ça s'annonçait mal. Grace reprit son livre pour faire bonne mesure, évitant ainsi de croiser le regard de son amie qui ne paraissait pas encore s'être rendue compte de son malaise. Ce n'était pas plus mal au fond, parce que Grace n'avait pas envie de devoir expliquer à Violet pourquoi elle se sentait mal en sa présence. Ça paraissait tellement ridicule, tellement dérisoire à côté de tout ce qu'elles avaient pu traverser l'une comme l'autre. Elle était d'ailleurs convaincue qu'en parler n'arrangerait rien de ce côté-là, bien au contraire. Grace détestait se sentir bête et c'était présentement le cas, alors qu'elle se forçait à sembler sereine et détachée. Elle savait que c'était idiot, elle le savait mais elle ne pouvait empêcher la jalousie de la submerger chaque fois qu'elle croisait le chemin d'Alexander et Violet. « Je t’ai aperçue en cherchant une table, alors je suis venue te voir, expliqua cette dernière, ça fait un moment qu’on n’a pas eu l’occasion de discuter ou travailler ensemble, c’est dommage » En effet oui. Une partie de Grace était tout à fait d'accord avec ça et le regrettait même, mais elle se savait incapable de faire semblant. « Qu’est-ce que tu lis ? » s'enquit Violet, probablement pour changer de sujet, ce dont Grace lui fut reconnaissante. Elle pencha un peu son livre pour lui permettre d'en voir le titre et précisa, pour la forme : « Lord of the Flies » Chloe s'était un peu moquée d'elle lorsqu'elle avait avoué qu'il s'agissait de l'un de ses romans préférés et qu'elle était très contente qu'il soit au programme, d'où sa décision de venir travailler seule à la bibliothèque plutôt que dans l'une des salles de permanence. C'était plus discret et au moins personne ne viendrait lui dire qu'elle était dénuée d'originalité. « Oh d’ailleurs, reprit Violet avec un enthousiasme qui risquait fort de déplaire au bibliothécaire, j’ai finalement retrouvé le titre du livre dont je t’avais parlé ! Tu vas adorer » Grace releva la tête sans réfléchir, un sourire au lèvre et dût se mordre la joue pour ne pas rire devant la mine contrite de son amie. L'espace d'une seconde, elle oublia qu'elles ne s'étaient pas parlé depuis plusieurs jours et avança une main rassurante vers son épaule avant de se raviser. Garder ses distances, il fallait qu'elle garde ses distances ou elle finirait par suivre Violet à la cafétéria ou ailleurs et elles retrouveraient forcément Alexander. Et Grace ne voulait pas ça. Du tout. « Quel livre ? Désolée, j'ai tellement de choses à faire en ce moment, ça m'est sorti de la tête » mentit-elle. Excuse complètement bidon. Oui, elle avait un emploi du temps relativement chargé mais elle était également dotée d'une très bonne mémoire. Elle n'avait pas oublié et elle savait très bien de quel ouvrage parlait Violet mais il était bien plus simple de prétendre le contraire. Peut-être que ça la rebuterait suffisamment pour qu'elle la laissa digérer son ressentiment dans son coin pendant un petit moment.

Mon haussement de voix, à défaut de plaire au bibliothécaire, eut au moins l'effet de lui faire enfin lever les yeux - suffisamment longtemps pour qu'elle puisse se moquer gentiment de moi et de ma pauvre petite mine désolée. Je souriais en la voyant se mordre la lèvre pour ne pas rire. Son sourire et son visage joyeux m'avaient tellement manqué, mon cœur gonflait de joie de pouvoir rire avec elle à nouveau. Je laissais retomber ma main, dévoilant un sourire plein de tendresse, quand je crus la voir avancer sa main vers moi avant de s'arrêter et de la ramener vers elle. Je fronçais les sourcils, avec un pincement au cœur, sans comprendre pourquoi. Ce geste n'avait aucun sens, et pourtant je doutais l'avoir seulement rêvé. De toute évidence, quelque chose d'important m'échappait.

Je n'eus toutefois pas le temps de m'intéresser plus longtemps à ce fait, ou d'y réagir, puisqu'elle répondit à ma question - en m'étonnant par là-même encore plus qu'avec son précédent geste : « Quel livre ? Désolée, j'ai tellement de choses à faire en ce moment, ça m'est sorti de la tête » Je restais quelques secondes prise de court par sa réponse, avant de me reprendre et de répondre. « Oh. » Je hochais doucement la tête en continuant, les sourcils toutefois légèrement froncés, ce n'était guère dans les habitudes de Grace d'oublier quoi que ce soit, et cela ne faisait qu'encourager mes biens maigres soupçons que quelque chose n'allait pas. « Je comprends, biensûr. » Ce qui était vrai, en soit; nous avions tous des périodes plus ou moins prenantes, et les fins d'années étaient souvent chargées. Ce n'était peut-être que ça. « L'été arrive bientôt de toute façon, donc on pourra voir ça quand tu auras plus de temps. C'était pour toi de toute façon... » J'ajoutais avec un petit sourire, la voix tout de même hésitante et s'affaiblissant, à tel point que je n'étais pas sûre qu'elle ait perçue cette toute dernière phrase. L'été était rarement une saison où on avait beaucoup de temps, surtout qu'on aurait beaucoup moins d'occasion de se voir quand on ne fréquenterait plus le même lycée. Mais Grace aurait sûrement beaucoup moins de pression sur les épaules l'année scolaire achevée, elle se donnait tellement de mal pour bien réussir partout. J'espérais juste qu'elle ne me laisserait pas derrière elle en même temps que ses bouquins et cahiers du lycée.

C'était probablement idiot. Elle l'avait dit elle-même, elle avait des journées chargées. Rien d'étonnant à ce qu'elle passe moins de temps avec moi, en conséquence. Après tout, pourquoi m'éviterait-elle? Il ne s'était rien passé de particulier... raison pour laquelle j'étais tellement prise au dépourvu par son comportement. Peut-être que je l'avais blessée sans m'en rendre compte? Qu'est-ce que j'avais bien pu faire? Sentant mon cœur commencer à s’affoler et à battre bien trop vite pour le bien de mon organisme, j'essayais de respirer un grand coup et de me concentrer sur la situation présente. Les faits. De manière rationnelle. Grace était occupée et j'étais son amie. Mon rôle était de m'inquiéter pour elle, m'assurer que ça allait, qu'elle arrivait à gérer et de la soutenir. Pas de paniquer sans raison pour tout et n'importe quoi comme je savais si bien le faire. Je me retournais donc vers elle, respirant une dernière fois et lui demandant avec un léger sourire :  « Et tu arrives à t'en sortir quand même? Je sais que la fin d'année est toute proche, mais il ne faudrait pas qu'on s'épuise au travail avant.. ».

Ignorer Violet était de toute évidence bien plus difficile que ce que Grace avait imaginé. Enfin, non, ça s'avérait ridiculement simple lorsqu'elle était dans les couloirs ou à la cafétéria, avec Lizzie ou les amis de Chloe. Ses amis. Ses amis qui n'appréciaient pas du tout Violet et encore moins Alexander. C'était facile, il lui suffisait de ne pas prêter attention à l'amertume qui allait de paire avec chaque moquerie qu'elle pouvait entendre. Elle riait et tournait la tête pour ne pas voir le couple que formait ses camarades. Parce que c'est ce qu'ils étaient, ou étaient sensés être. Des camarades, rien de plus que des connaissances. Or on ne disait pas à des camarades tout ce que Grace avait pu leur raconter. A Violet, surtout. Avec elle, Grace avait pu s'ouvrir, soulager un peu son chagrin. Avec elle, Grace avait pu évoquer sa mère et le combat que les premières semaines sans elle avaient été. Violet avait compris, Violet l'avait réconfortée, ce dont ses nouveaux amis auraient été sans doute incapables. Ils se fichaient bien de la savoir orpheline, ils ne se posaient pas de question. Avec eux, Grace avait appris à se taire. Il était plus facile de rester silencieuse et de rire lorsque quelqu'un tentait de se montrer drôle, c'était ce qu'on attendait d'elle. Pas Violet. Violet la laissait être elle-même. Lizzie aussi, bien sûr, et Maggie ne la jugeait pas non plus mais c'était différent. Violet avait été sa première amie ici et même si Grace supportait mal de la voir avec Alexander, elle lui manquait. Elle comprenait ça à présent qu'elle l'avait à côté d'elle. Elle comprenait et elle avait honte de laisser un garçon, pour merveilleux qu'il fut, se mettre en travers de son amitié.

Crispée, elle tâcha de se concentrer sur son livre, priant pour n'avoir pas l'air trop sèche. Si Violet ne s'était pas rendue compte de sa volonté de s'éloigner, son attitude pourrait réussir là où son comportement des dernières semaines avait échoué. Au fond, elle ne voulait pas ça. Pas du tout. « Je comprends, bien sûr » fit-elle et Grace eut un sourire triste, penchée sur une page qu'elle n'arrivait pas à lire. Elle comprenait, c'était bien le problème. Il aurait été beaucoup plus facile de s'éloigner d'elle si elle avait été exécrable. Mais Grace connaissait Violet, elle savait toute sa gentillesse et sa bonté d'âme. Elle ne voulait pas perdre son affection, simplement s'en éloigner jusqu'à ce qu'elle puisse la supporter. « L'été arrive bientôt de toute façon, donc on pourra voir ça quand tu auras plus de temps. C'était pour toi de toute façon... » Grace hocha la tête, la gorge nouée. Une fois l'été arrivé, elle n'aurait plus d'excuses pour éviter Violet. Pas qu'elle en ait eu une actuellement mais la jeune fille semblait accepter ses mensonges avec une facilité déconcertante. Elle était trop occupée pour discuter littérature avec Violet mais pas suffisamment prise pour aller au cinéma et à Hyde Park avec Lizzie. Naïvement, Grace espérait que Violet n'ait pas vu toutes les photos et tous les statuts publiés sur Facebook. Elle ne voulait pas la blesser, vraiment pas mais elle ne pouvait pas reprendre leurs petites habitudes et la retrouver, elle et Alexander, ici et là en prétendant ne pas voir ce qui se tramait sous son nez sans avoir envie de hurler. « Et tu arrives à t'en sortir quand même ? reprit Violet, pleine de sollicitude. Je sais que la fin d'année est toute proche, mais il ne faudrait pas qu'on s'épuise au travail avant... » Grace haussa les épaules. Bien sûr, ses journées étaient chargées et elle avait de temps à autre l'impression qu'il lui fallait choisir entre ses devoirs et les services que lui demandaient Chloe mais au final, elle s'en sortait bien. Mais pour que Violet le sache, il aurait fallu qu'elle le lui dise. Elle n'avait plus le temps pour ce genre de confessions. Elle ne se l'autorisait plus parce que c'était trop douloureux. « Ça va très bien » répliqua-t-elle, plus sèche qu'elle ne l'aurait voulu. Elle s'immobilisa, réalisant combien elle était grossière avec Violet qui n'avait jamais été que compatissante et affectueuse. Grace s'humidifia les lèvres et soupira, agacée par sa propre impulsivité. Ce n'était pas comme ça que les gens l'apprécieraient ici. « Je veux dire, oui, entre les examens et le bal de fin d'année, et les cours particuliers d'allemand, c'est─ il y a des jours où j'ai juste envie de rester dans mon lit avec un livre mais ça va, je m'en sors. Tu n'as pas à t'en faire pour moi » conclut-elle avec un bref regard pour la jeune fille. Le regard de trop. Ignorer Violet était facile, oui, au final, c'était plutôt simple. Mais Violet était là, à l'envelopper d'un regard soucieux. Violet continuait à s'intéresser à elle alors qu'elle faisait son possible pour l'écarter. « Et toi ? Je veux dire, tu tiens le coup ? Avec la fin de l'année et, tout ça, tu vois » Elle haussa les épaules, mal à l'aise, comme si son geste pouvait expliquer le fond de sa pensée. Mais elle ne savait pas elle-même ce qu'elle voulait dire par là, ni si poser cette question-là était judicieux Après tout, elle avait passé les quelques semaines qui venaient de s'écouler à éviter avec beaucoup d'attention la présence de Violet.

Ce que je considérais être de la paranoïa tout à l’heure ne l’était décidemment plus. Ou pas, à vrai dire, puisqu’apparemment cela ne l’avait jamais été. L’attitude de Grace était trop différente de la jeune fille que je connaissais et appréciais tant pour que je passe à côté plus longtemps. Je le réalisai à sa réponse, pourtant relativement banale, mais dont le ton si sec détonnait tellement que j’eus un mouvement de recul lorsqu’elle répliqua : « Ça va très bien ». Pourquoi était-elle à ce point sur la défensive ? Les sourcils froncés, je tentais de reprendre contenance mais une boule s’était déjà formée dans ma gorge. Il y avait une raison pour laquelle je m’étais à ce point persuadé que c’était de la pure fantaisie et non la réalité quand je m’inquiétais du comportement de Grace récemment, une raison toute simple : j’avais peur. Peur que ce soit vrai et que je la perde. Je n’avais jamais eu d’amie comme Grace avant, il faut dire que je n’avais jamais été très douée avec les gens, mais avec elle c’était différent, on s’était comprises, on s’était trouvées... Qui sait quand cela pourrait m’arriver de nouveau ? Peut-être jamais. C’était grâce à elle et Alexander que les journées au lycée se passaient bien, finalement. C’était peut-être égoïste de ma part, mais je n’étais pas prête à les laisser partir, leur amitié m’était bien trop chère. Mais peut-être que Grace, elle, était prête à nous voir partir, à s’éloigner… Après tout, elle avait déjà tant d’autres amis. Alors que de mon côté, cette simple pensée me faisait monter les larmes aux yeux et je sentais ma gorge se serrer.

La voix de Grace me ramena dans le présent, dans notre petite bibliothèque lycéenne : « Je veux dire, oui, entre les examens et le bal de fin d'année, et les cours particuliers d'allemand, c'est─ il y a des jours où j'ai juste envie de rester dans mon lit avec un livre mais ça va, je m'en sors. Tu n'as pas à t'en faire pour moi » Je hochais légèrement la tête, en sachant pourtant parfaitement que quelqu’un qui va réellement bien ne ressent pas le besoin de prononcer une phrase telle que « tu n’as pas à t’en faire pour moi », surtout pas Grace et surtout pas ainsi, mais j’étais incapable de prononcer quoi que ce soit. J’avais peur de fondre en larmes si je tentais de dire quelque chose. Je réagissais probablement excessivement, comme d’habitude. Pourtant, j’avais mal. Physiquement mal. J’étais tout simplement inquiète pour elle, triste aussi d’avoir l’impression de la perdre, effrayée de voir notre amitié s’étioler ainsi et de me demander ce que je ferais sans elle, mais dans toute cette confusion de sentiments, l’inquiétude vainquait tout le reste : je partirais en courant tout de suite malgré la peine que cela me ferait de la perdre, si j’avais le sentiment qu’elle irait vraiment mieux sans moi et qu’elle serait heureuse. Mais ce n’était pas le cas. Peut-être que j’étais en partie responsable de son étrange comportement, peut-être que je l’avais blessée, mais juste disparaître de sa vie n’était pas la solution, je le sentais.

« Et toi ? Je veux dire, tu tiens le coup ? Avec la fin de l'année et, tout ça, tu vois » me demanda-t-elle finalement en haussant les épaules, semblant bien mal à l’aise. Je fis un mouvement entre l’acquiescement et la négation qui était à peu près aussi vague que sa question. En vérité, non, je ne voyais pas. Etait-ce de la simple politesse ? De quoi voulait-elle bien parler ? Je n’en avais pas la moindre idée. Mais soyons honnête, le problème venait sûrement de moi. Je n’arrivais pas à détacher mes pensées de Grace, ou de Grace et moi. Les examens, la fin d’année, le bal, les jumeaux, les vacances, tout cela était bien loin dans mes pensées, presque inatteignable en cet instant. Je n’avais aucune idée de ce que j’allais répondre, et les mots franchirent mes lèvres tous seuls, sans que j’y ai réfléchi auparavant. « Est-ce que tu m’en veux ? » je demandai d’une voix un peu rauque, hésitante, probablement due à l’énorme boule d’angoisse qui enserrait ma gorge. « Est-ce que j’ai fait quelque chose de mal ? Je t’ai blessée sans m’en rendre compte ? Je suis désolée si c’est le cas Grace, vraiment… » je continuais, enchaînais sans même lui laisser le temps de répondre ni même réaliser qu’une larme avait fini par échapper à mon contrôle et à rouler sur ma joue. « Mais s’il te plaît parle-moi, dis-moi. » J’avais probablement l’air désespérée, certains auraient sûrement employé le terme ‘pathétique’ et si je m’étais trompée, si c’était bien de la pure paranoïa, Grace me prendrait certainement pour une folle mais tant pis.  Je préférerais. Elle rigolerait en se moquant gentiment de moi et de mes stupides angoisses, je ronchonnerais un peu et dans quelques semaines on en rirait ensemble au soleil, sur le chemin de la piscine ou ailleurs, heureuses et complices.

Comme si ça n'était déjà pas suffisamment compliqué comme ça, il fallait que Grace en rajoute avec des bourdes grosses comme des camions. N'importe quelle personne sensée aurait compris qu'elle n'était pas dans son état normal au ton de sa voix, n'importe quelle personne sensée aurait saisi tout de suite que quelque chose n'allait pas. Un grand nombre n'aurait pas insisté, une partie se serait sans doute même levée. Mais Violet était encore là, preuve irréfutable de l'affection qu'elle lui portait. Grace sentit sa détermination défaillir. Si elle s'était éloignée, c'était en grande partie parce qu'elle n'arrivait pas à supporter le pincement au cœur qu'amenaient irrémédiablement Violet et Alexander ensemble. Mais Violet était seule et elle se sentait à présent coupable de l'avoir ainsi délaissée. C'était égoïste et tout à fait injuste, elle était capable de le reconnaître. Elle n'imaginait pas Violet capable de la faire souffrir intentionnellement et pourtant elle avait été incapable de rester près d'elle au cours des dernières semaines. Quelle belle preuve d'amitié. Elle méritait mieux que ça, après tout ce qu'elle lui avait apporté. Son soutien avait été d'une grande aide pour Grace et voilà comment elle la remerciait. En la jalousant, en l'ignorant. On ne contrôlait pas ses sentiments après tout, right ? Alexander et Violet non plus. Elle n'avait pas pu, jusque-là, passer outre mais la seule présence de Violet à ses côtés, sa sollicitude, parvenaient à remettre tout ça en question. Elle avait été la toute première personne à l'accueillir et la comprendre, à accepter autant son désir de silence que son besoin de parler et le côté fluctuant des deux. Elle ne l'avait pas poussée à s'ouvrir mais elle avait recueilli ses confessions avec douceur et compassion. Violet comprenait, ce qui était loin d'être le cas de tout son entourage. Violet comprenait et Grace réalisa combien ça lui avait manqué. « Est-ce que tu m'en veux ? » l'entendit-elle demander, hésitante. Le ton de son amie la toucha et elle se tourna immédiatement vers elle, se mordant la lèvre. Lui en voulait-elle ? Oui, un peu, et c'était plus fort qu'elle mais ce genre d'aveux pouvait faire mal. Elle ne voulait pas la faire souffrir. « Est-ce que j'ai fait quelque chose de mal ? Je t'ai blessée sans m'en rendre compte ? » Ces mots-là l'atteignirent plus que de raison et elle eut soudain honte, très honte d'elle-même. Elle avait vu suffisamment de films et de comédies romantiques pour savoir qu'il ne fallait pas laisser un garçon se mettre en travers d'une amitié, si nouvelle fut-elle. La seule différence, c'est que c'était elle et elle seule qui avait mis Alexander entre elles deux. C'était elle qui s'était prise à voir autre chose que de la sympathie dans ses sourires, elle qui s'était perdue dans ses plaisanteries. Aurait-elle su contrôler cette attirance ridicule qu'ils n'en seraient pas là à présent, tous. Alexander était un ami lui aussi et elle ne l'attirait clairement pas. La jalousie avait pointé le bout de son nez sans que Grace y prenne garde. Ça lui était totalement inconnu et elle avait cru que la meilleure manière de tout gérer était de s'éloigner. Et puis après tout, Chloe n'approuvait pas particulièrement ses fréquentations, prétexte de plus pour mettre de côté ses amis. « Je suis désolée si c'est le cas Grace, vraiment... » s'excusa Violet, visiblement très affectée. Une larme lui échappa, ébranlant sérieusement la jeune fille qui lui faisait face. Elle n'avait pas le droit d'être aussi mesquine, pas après tout ce que Violet avait fait pour elle. Inutile de mentir, sans la petite blonde, elle serait certainement encore incapable de repenser à sa mère sans s'effondrer en larmes. Perdre Megan avait bien failli lui faire perdre pied, malgré la présence d'Andrea qui faisait tout son possible pour la mettre à l'aise. Au contact de Violet, elle avait appris à accepter l'absence de sa mère et à faire avec. Sans oublier mais sans se focaliser uniquement là-dessus. « Mais s'il te plaît parle-moi, dis-moi » reprit-elle. Grace la dévisagea un instant, indécise. Elle ne voulait pas, vraiment pas, avouer qu'elle avait préféré s'éloigner à cause d'Alexander. C'était au-dessus de ses forces mais elle ne pouvait pas non plus laisser son amie dans l'ignorance comme ça. Elle se savait piètre menteuse, en particulier avec les gens qui la connaissaient bien. Elle ne pourrait pas lui raconter des bobards et s'attendre à ce que Violet y croit. Au lieu de ça, elle se pencha et sortit de son sac un paquet de mouchoirs et la bouteille d'eau qui ne la quittait jamais. Ignorant le regard noir que lui adressa le bibliothécaire, Grace tendit ses biens à son amie avec un bref sourire. « Tiens, tu as l'air d'en avoir besoin » fit-elle remarquer tout bas, sans aucune animosité. Elle commençait à être suffisamment au fait du fonctionnement de l'échelle sociale du lycée pour savoir que quelqu'un finirait par rapporter à Chloe ou l'une de ses amies avoir vu Violet pleurer à la bibliothèque. Grace n'avait pas l'intention de les laisser se moquer ainsi de sa camarade. « Je ne voulais pas te faire de peine, vraiment, je… je pensais que toi et Alexander, vous, enfin » Elle s'éclaircit la gorge et joignit les mains sur la couverture de son livre, à présent fermé. Être franche sans dire tout à fait la vérité était plus difficile qu'elle ne l'avait prévu. « Je pensais que vous auriez peut-être besoin d'espace. Parce qu'on était tout le temps tous les trois et… enfin, tu vois » Elle haussa les épaules, les joues légèrement plus roses qu'auparavant. Ce n'était pas exactement un mensonge, non. Avec un peu d'entraînement, elle aurait même pu se convaincre qu'il s'agissait de la vérité. Seulement c'était elle qui avait eu besoin d'espace, elle et elle seule. Mais bien sûr ça, elle n'était pas prête à l'avouer, ni à elle-même et encore moins à Violet.