speaking the truth when drunk w/ madeline

La fête battait son plein et il fallait bien reconnaître que le cousin de Jessie, Ludwig, n'avait pas son pareil en matière d'organisation de soirées. Charlie n'avait pas spécialement envie de s'amuser ces dernières semaines mais les efforts combinés de Connor et d'une bonne partie du cast l'avaient convaincu. Il ne pouvait pas passer le reste de ses jours à zoner devant sa misérable télé en ressassant ce qui était arrivé à Nevil ─ et avec Nevil. Il fallait qu'il sorte, qu'il voit du monde, qu'il se change les idées. Voilà les arguments qu'avaient avancé chacun leur tour Connor, Jessie et Leo. Docile et peu enclin au conflit, il avait accepté, allant même jusqu'à faire le trajet avec Jessie qui était probablement persuadée qu'il ne se pointerait pas. Il y avait pensé, l'espace de quelques secondes, avant qu'elle n'évoque l'idée qu'ils aillent jusqu'à Kensington et la fameuse maison rose ensemble. Coincé, Charlie avait donc rendu les armes.

Et, finalement, ça n'était pas si mal. Vraiment. Bon, la musique jouée n'était pas toujours sa tasse de thé mais son verre n'avait cessé de se remplir chaque fois qu'il en avalait le contenu, ce qui était pour beaucoup dans sa soudaine bonne humeur. Enfin, bonne humeur, le terme était peut-être un peu trop fort. Pour la première fois depuis la mort de Nevil, il parvenait presque à sourire normalement. Presque, keyword. Il affichait depuis quelques heures une moue vaguement heureuse, sourire tordu et yeux vitreux du type déjà ivre. Il papillonnait ici et là, de conversation en conversation, de groupe en groupe. Les visages lui étaient pour la plupart inconnus, bien qu'il avait croisé un Leo presque aussi enivré que lui et un Patrick ─ que faisait-il là, d'ailleurs, excellente question ─ plongé dans une explication de l'une de ses pièces de théâtre préférée. L'ambiance était joyeuse et, influençable comme pas deux, à plus forte raison sous l'emprise de l'alcool, Charlie s'était laissé gagner lui aussi par la légèreté ambiante.

Il gagna la cuisine d'un pas décidé, bouteille de vodka et verre en main, à la recherche d'un quelconque diluant. L'alcool pur, très peu pour lui. Aisling se serait moquée si elle avait vu son sourire tomber lorsque Ludwig lui avait présenté la vodka sans jus de fruits ni coca. De tout le cast, c'était elle qui tenait le mieux l'alcool. Là tout de suite, Charlie était un peu jaloux. Il était encore suffisamment conscient et frais pour savoir qu'il regretterait ses folies demain matin mais hey, yolo or something. Il ne réalisa pas tout de suite qu'il n'était plus seul, la tête enfouie dans le frigo à la recherche du saint graal. « AAAH, cool ! » s'exclama-t-il en brandissant une bouteille à moitié vide de jus d'orange. Parfait. Refermant la porte du réfrigérateur d'un coup de hanche, il tomba nez à nez avec une jolie brune qu'il avait probablement déjà croisé au cours de la soirée. Ou avant peut-être, se dit-il en fronçant le nez, quasiment certain que ce visage-là n'était pas inconnu. « Bonsoiiiiir ! lança-t-il gaiement tout en coinçant vodka et jus de fruit sous son bras pour lui tendre une main. Moi c'est Charlie et je crois que je te connais. De vue. Peut-être. Je sais pas. Désolé, j'ai un peu bu, du coup, euh, j'ai un peu de mal » L'euphémisme de l'année, certainement. Il devait avoir fière allure, avec ses joues rouges et ses cheveux en pétard mais au moins, il souriait. Ça faisait un bail et il avait presque oublié combien c'était agréable. Mais ce genre de constats n'avait pas sa place dans une fête pareille, aussi le rangea-t-il dans un coin reculé de son esprit embrumé par l'alcool. Plus tard, il gérerait ça plus tard.

Les soirées de Ludwig étaient décidément les meilleures de la ville. Madeline n’en ratait d’ailleurs aucune, et c’était l’occasion pour elle de rencontrer de nouvelles personnes à chaque fois, et souvent des célébrités locales. Maddie était de ces filles studieuses qui savent néanmoins s’amuser en soirée. Loin de rester assise dans un coin à regarder les autres, elle faisait partie intégrante de la fête, discutant avec tout le monde, riant, draguant parfois ou se déhanchant au son de la musique. Ce qu’elle faisait d’ailleurs actuellement. Dans ces moment-là, quand elle était emportée par une chanson, elle avait tendance à oublier tout le reste, à ne plus faire attention aux personnes qui l’entouraient. Tout-à-coup, la musique changea et Madeline ralentit le rythme. Elle n’aimait guère le morceau qui passait maintenant, et décida d’arrêter de danser pour aller se chercher un verre, mourant de soif. Elle avait déjà bu quelques verres, pas de quoi être ivre mais assez pour être plutôt joyeuse. Elle avait l’habitude et dépassait rarement les limites, buvant juste assez pour s’amuser.

Elle s’empara d’une bouteille de vodka qui traînait et s’en versa un peu dans un gobelet, puis chercha des yeux un diluant, jus de fruits, soda, peu importe, mais la vodka pure ne la tentait pas des masses. Non pas qu’elle fût contre l’alcool pur, mais elle trouvait la vodka plutôt écœurante comme ça. Ne trouvant rien pour la satisfaire, elle fit une moue dépitée avant de supposer que les softs devaient être au frais. Elle prit donc la direction de la cuisine d’un pas assuré, lançant quelques sourires au passage aux personnes qu’elle connaissait, mais sans s’arrêter pour leur parler, trop assoiffée pour ça. Elle aurait tout le temps de discuter avec eux une fois servie.

Une fois la cuisine atteinte, elle constata que quelqu’un était déjà en train de fouiller le frigo. Quand le jeune homme pour le moment inconnu eut trouvé ce qu’il cherchait, il le brandit en poussant un cri de triomphe qui laissait présager de l’état dans lequel il se trouvait. Maddie pouffa de rire avant de le reconnaître quand il se tourna vers elle. L’acteur qui jouait Severus Snape pour les Maraudeurs. Elle avait la mémoire des visages et celui-là assez particulier pour qu’elle s’en souvînt parfaitement. Elle avait déjà croisé le cast à quelques reprises via Ludwig et son cousin Jessie, mais ne les connaissait pour le moment que de vue ou pour avoir échangé quelques mots avec certains d’entre eux, pas plus.

Le jeune homme était toutefois légèrement différent de ce dont elle se souvenait, beaucoup moins propre sur lui, mais dans ce genre de soirée il fallait s’y attendre. Il ne devait pas être beaucoup plus âgé qu’elle. Il lui tendit la main non sans un certain enthousiasme, elle la serra et lui adressa un sourire tandis qu’il se présentait en avouant son état, ce qui n’était pas vraiment nécessaire. Elle rit et lui posa machinalement la main sur l’épaule en bonne fille tactile qu’elle était.

« Je te rassure, on est tous un peu comme ça ! », répondit-elle, bien qu’elle ne fût sans doute pas dans un état aussi avancé que lui. « Moi c’est Madeline, et en effet on s’est déjà croisés, tu fais partie du cast des maraudeurs c’est ça ? Je suis une amie de Ludwig et j’écris des fanfictions, dont certaines sur Harry Potter, c’est pour ça qu’on m’a présentée à vous tous. » Elle se rendit alors compte qu’ils bloquaient tous deux l’accès au frigo et attrapa le jeune homme par le bras. « Viens, on est en plein milieu », précisa-t-elle en riant. « Allons dans un endroit plus calme. » Elle l’entraîna un peu plus loin, là où il y avait peu de monde et où la musique n’était pas trop forte pour pouvoir discuter. Elle lui attrapa ensuite le jus d’orange qu’il tenait. « Si ça ne te dérange pas, je vais m’en servir un verre, j’ai de la vodka là-dedans et je n’aime pas la boire pure. » Joignant le geste à la parole, elle versa le jus dans son verre et le rendit au jeune homme. « Alors, Snape hein ? La classe ! C’est un de mes persos préférés ! », annonça-t-elle d’un ton enthousiaste.

Ça n'allait plus du tout mais curieusement, se débarrasser de la moindre de ses inhibitions était pour une fois tout à fait agréable. Il s'était laissé complètement allé. Le premier verre descendu en avait appelé un deuxième puis un troisième et il avait fini par ne plus compter. Il s'était senti doucement glissé, abandonné les doutes et le deuil, si lourd et oppressant. Il s'était surpris à pouvoir respirer normalement, chose plutôt difficile ces derniers temps. Depuis la mort de Nevil, il avait l'impression de se noyer lentement. Cette soirée était tombée à point pour ses nerfs et une fois la gêne initiale passée, il n'avait eu aucun mal à se fondre dans la masse.

Il fallait reconnaître à Ludwig ce don de mélanger les genres. Il y avait ici des gens que Charlie n'aurait jamais croisé ailleurs, pour une multitude de raisons. Ça l'avait quelque peu surpris et clairement gêné avant qu'il n'avale sa première vodka. Contrairement à ce qu'on pouvait croire, il n'était pas toujours à l'aise en société, en particulier en présence d'inconnu. Il lui fallait du temps pour s'adapter, pour prendre ses marques mais deuil ou non, l'alcool effaçait toutes les barrières. Quiconque ne le connaissait pas n'aurait pu imaginer qu'il venait de perdre l'un de ses plus proches amis.

C'est donc fort de tout ce bonheur liquide ingurgité et bien décidé à ne pas s'arrêter là qu'il s'était dirigé vers la cuisine, à la recherche d'une once de sobriété pour diluer tout ça. Après une minute ou deux à fouiner dans le frigo, il se redressa, jus d'orange fièrement levé vers le ciel ─ ou, en tout cas, le plafond qui, lui, n'était malheureusement pas référencé dans l'Histoire de Poudlard ─ avant de réaliser qu'il n'était pas seul en entendant la fille qui se tenait là se moquer ouvertement de sa petite danse de la victoire. Déjà peu susceptible sobre, Charlie l'était encore moins ivre, aussi s'empressa-t-il de se présenter. A en croire ses dires, elle n'était plus en forme que lui ─ ou alors tout autant, tout dépend du point de vue ─ et il lui adressa un grand sourire. « Moi c’est Madeline » fit-elle et, oui, effectivement, il l'avait déjà vue. Ce n'était pas un prénom courant et il avait, de toute façon, très bonne mémoire. « Et en effet on s’est déjà croisés, confirma-t-elle, tu fais partie du cast des maraudeurs c’est ça ? Je suis une amie de Ludwig et j’écris des fanfictions, dont certaines sur Harry Potter, c’est pour ça qu’on m’a présentée à vous tous » Il hocha vigoureusement la tête, avec la mine très exagérée du type qui comprend soudainement de quoi on lui parle. Oh, il aurait été bien en peine de dire où, comment et quand, mais oui, effectivement, ils s'étaient déjà vus une fois ou deux.  « Viens, on est en plein milieu. Allons dans un endroit plus calme » lança-t-elle, rieuse. Charlie jeta un coup d’œil autour de lui, tombant nez-à-nez avec le réfrigérateur dont il avait déjà oublié l'existence. Il fronça les sourcils sans trop comprendre mais la suivit néanmoins à l'écart, ses bouteilles toujours serrées contre lui, précieux butin de son raid à la cuisine. « Si ça ne te dérange pas, je vais m’en servir un verre, j’ai de la vodka là-dedans et je n’aime pas la boire pure » expliqua Madeline en se saisissant du jus d'orange. Il la regarda se servir en hochant la tête, sans se formaliser sur le fait qu'elle venait de lui voler son bien sans qu'il ait le temps de dire quoi que ce soit. « Ouais, j'te comprends, j'aime pas ça non plus » approuva-t-il avec une moue dégoûtée. Ludwig peut-être, si, mais l'alcool pur, très peu pour Charlie.

Il récupéra la bouteille et s'en servit une généreuse portion, avant de tout reposer sur la première surface plane qui croisa son chemin ─ un morceau de plan de travail curieusement libre, où ne traînait ni verre délaissé, ni bouteille vide. « Alors, Snape hein ? fit la jeune femme, de bonne humeur. La classe ! C’est un de mes persos préférés ! » Il rougit un peu et hocha la tête en signe d'assentiment. « Ouais, ouais. Snape. Grande pression. Passer après Alan Rickman et tout ça- mais c'est juste génial » Et dit de manière assez peu éloquente mais après tout, il ne fallait pas trop lui en demander. Son taux d'alcoolémie était dangereusement élevé et il n'était déjà pas franchement un grand orateur au naturel. « Cette saga, c'est, pfiou, j'ai pas de mot. Un rêve. Un grand honneur aussi et, euh, les gens sont géniaux. L'ambiance aussi. Enfin, pas tellement ces derniers temps parce qu'il y a eu, on a eu, mh, comment on dit ? Un accident ? » Il fronça les sourcils et leva la tête vers elle en quête d'une quelconque aide. « Sirius, Nevil, il, il est mort et, mh, ça a été un peu dur. Tu l'as peut-être déjà rencontré aussi, non ? Nevil. Il est, enfin non, il était génial aussi. Et, mh, il est plus là » Way to kill the mood, Fitzwilliam. Il s'appliqua à sourire, levant son verre comme pour la rassurer, alléger l'atmosphère aussi. « Mais ça va hein, tout va bien » Ouais, c'est pour ça qu'il se retrouvait dans la cuisine de la maison rose de Kensington, avec une inconnue, à bafouiller sur son meilleur pote décédé. Youhou, quelle ambiance.

Spoiler:

Le jeune homme était déjà dans un état d'ébriété plutôt avancé mais continuait tout de même de boire. Madeline ne l'en empêcha cependant pas. Ce n'était pas son genre de faire la morale à quelqu'un, vraiment pas. Et s'il finissait par se rendre malade, et bien, elle appellerait à l'aide. Au moins, elle ne le laissait pas seul. Pour l'instant toutefois, il semblait encore avoir conscience de ce qu'il faisait, ce qui signifiait qu'il avait encore un peu de marge avant de sombrer. Il se montra assez fier de son rôle dans la saga des Maraudeurs, ce qui était somme toute normal puisqu'il s'agissait de l'un des personnages principaux, et de l'un des plus charismatiques également. C'était comme elle l'avait précédemment dit l'un des préférés de Maddie, qui adorait son ambiguïté.

La conversation continua et Charlie évoqua tout le bonheur que lui apportait sa participation à cette saga. Pour avoir rencontré certains des acteurs et techniciens, Madeline avait en effet constaté que l'ambiance était au beau fixe et que tout le monde s'entendait bien. Pas de disputes, pas de caprices de divas, pas de coups-bas ni de jalousies. L'atmosphère qui régnait était bon enfant. La plupart des acteurs étaient jeunes et faisaient beaucoup la fête. Hélas, dernièrement, une ombre s'était dessinée sur le tableau. L'un des acteurs était décédé, et pas n'importe lequel : celui qui jouait Sirius Black. Madeline était au courant car la nouvelle s'était très vite répandue. Tous les autres participants étaient à présent en deuil et le tournage avait dû s'interrompre quelques temps. Ce fut, hélas, exactement ce qu'évoqua Charlie alors même qu'il semblait si heureux. Le visage de Madeline s'assombrit tandis qu'il en parlait. Cependant, même s'il avait évidemment jeté un froid, elle ne pouvait lui en vouloir. Il subissait les effets de l'alcool et ceux-ci pouvaient être positifs comme négatifs. Il dévoilait le fond de ses pensées car il n'était pas assez maître de lui pour les filtrer.

Madeline accusa le coup, mais déjà Charlie tentait de se rattraper en levant son verre tout en prétendant que tout allait bien. La jeune femme n'en crut mot. Elle lui sourit, et ne put se retenir de le serrer subitement dans ses bras, en un geste profondément amical. La détresse de ce garçon suintait par tous ses pores et atteignait Maddie en plein cœur. Si malgré l'ambiance festive il n'avait pu s'empêcher d'évoquer ce drame, c'était qu'il n'avait toujours pas fait le deuil de son confrère et ami. Visiblement, celui-ci avait une importance particulière pour lui, au-delà de celle qu'aurait eu un simple collègue de travail. Madeline s'écarta de lui et lui adressa un sourire bienveillant. « Excuse-moi, je n'ai pas pu m'en empêcher, je t'ai trouvé tellement attendrissant... » Elle se rembrunit légèrement. « Je suis au courant pour Nevil, j'ai suivi de loin ce qu'il s'était passé mais tu n'es pas le premier à m'en parler en ces termes. Apparemment, au-delà du fait que la mort d'un garçon aussi jeune soit une tragédie, il comptait beaucoup pour vous tous et tout le monde a du mal à s'en remettre… Alors si tu veux en parler, n'hésite pas. Même si c'est la fête je peux comprendre que tu aies du mal à tout garder pour toi. » Elle retrouva son sourire. « Et si, au contraire, tu veux que je te divertisse, c'est dans mes cordes aussi ! » ajouta-t-elle en riant.

Elle attrapa le jeune homme par le bras et l'entraîna en direction des boissons. « Allez, viens, on va se chercher à boire, on en a bien besoin, faut en profiter ! » Ils n'avaient après tout aucune raison d'être raisonnables. Charlie ayant gardé avec lui la bouteille de jus d'orange, elle leur resservit de la vodka à tous les deux qu'ils purent diluer dans le nectar, même si pour le coup, Maddie n'aurait pas craché sur un shooter. Elle savait qu'il fallait qu'elle fasse de son mieux pour redonner le sourire au jeune homme. Pourtant, elle ne put s'empêcher de repenser à ce qu'il avait dit, et une question lui brûlait les lèvres. Elle lança un regard interrogateur à Charlie. « Dis-moi juste… avec Nevil, vous aviez une relation spéciale ? » Elle ne sous-entendait pas forcément une relation amoureuse, mais une proximité particulière.

Comment était-il passé d'un simple besoin de jus de fruits ─ pour adoucir le goût de la vodka, certes ─ à celui d'ouvrir à une simple inconnue au beau milieu d'une cuisine sale, Charlie aurait été bien incapable de l'expliquer. C'était l'effet maison rose peut-être. Ou l'alcool. Ou le deuil. Ou cette fille, Madeline.  Ou les quatre à la fois. Ou alors c'était juste l'un de ces moments qui arrivait par hasard, grâce à un concours de circonstances, à une ambiance particulière ou un minuscule détail, l'un de ces moments qui aurait pu ne jamais se produire s'il avait fait d'autres choix. Comme mettre des chaussettes rouges par exemple. Ouais, peut-être, mais il n'était pas en état de réfléchir à tout ça. Il avait l'impression de flotter tant il était ivre, de flotter sur un vaste nuage de douceur et de tolérance, où tout pouvait être dit et entendu sans crainte du jugement ou d'une quelconque autre réaction. Ses jambes étaient molles et il n'était pas tout à fait certain de tenir son verre correctement mais ça allait, tout se passerait bien. Il n'était pas tout seul de toute manière, Nevil- ah oui non. Effectivement, non. Non, il n'était pas là et, fatalement, Charlie l'avait momentanément oublié. Ridicule. Parce qu'il venait de le dire, à voix haute. Qu'il n'était pas là. Qu'il ne reviendrait pas. Jamais. There it was again, la boule dans sa gorge, gênant au point qu'il avait du mal à avaler sa salive, le poids sur ses épaules, écrasant et douloureux, le gouffre dans sa poitrine qui menaçait de l'aspirer tout entier. Le chagrin était là, le surprenant dans les moments les plus inattendus. Il ne put réprimer un violent soubresaut et porta violemment son verre à ses lèvres, en renversant une partie sur sa chemise déjà froissée et imprégnée d'odeurs diverses et pas forcément très agréables. Tant pis. Il y avait plus grave qu'une chemise. Tiens, Nevil par exemple. Oui, Nevil.

Avant de pouvoir s'enfoncer dans le chagrin qui lui tendait les bras, Charlie se retrouva dans ceux de la jeune femme, décidément très surprenante. Ce n'était pas désagréable, loin de là, juste un peu saugrenu. Il n'était pas spécialement habitué à ce genre d'effusions, surtout de la part d'inconnus. Certains fans tentaient le coup parfois, oui, mais il les voyait venir. Une étreinte pareille, si spontanée, si dénuée de toute arrière-pensée, était bouleversante et ce, à plus d'un titre. Il eut l'impression de respirer un peu plus librement, alors qu'elle lui comprimait le torse. « Excuse-moi, je n'ai pas pu m'en empêcher, je t'ai trouvé tellement attendrissant... » Devant telle explication, Charlie ne put qu'esquisser un sourire, lequel s'effaça toutefois très vite lorsqu'elle prononça le prénom de son meilleur ami. C'était bizarre, d'entendre ce nom à nouveau. Beaucoup de gens sur le set n'osaient pas en parler, de crainte que Jesse ou lui ou même une autre de leurs co-stars ne pique une crise de nerfs. C'était arrivé déjà et personne ne voulait revivre ça. Alors on avait cessé de parler de Nevil Munroe. Charlie en était réduit à répéter son nom encore et encore dans sa tête, de peur de l'oublier. C'était ridicule mais tout le monde avait ses petites craintes totalement irrationnelles. Il ne se l'expliquait, ne savait pas d'où ça venait ni ce qui l'avait provoqué mais il avait peur d'oublier, de l'oublier. Lui et ses vannes pourries, et son sourire tordu, et ses remarques toujours fondées chaque fois qu'ils regardaient Doctor Who, et ses pep talks complètement tirés par les cheveux en promo, et tout le reste. Charlie ne voulait pas oublier et ça passait par cette obsession de penser à son nom, ne serait-ce qu'une fois par jour, en prenant garde de se fermer au chagrin. Il ne pouvait pas ressentir ça, pas maintenant. Ou il s'effondrerait.

Il en avait entendu, des condoléances, des mots de réconfort, parfois sensés, parfois creux. Il les avait vu défiler, les bonnes âmes prêtes à le soutenir. Il avait envoyé paître la plupart, soit parce que la compassion n'était pas leur motivation, soit parce qu'il ne voulait pas de la main tendue. Il aurait dû faire la même chose avec elle, lui dire abruptement de garder pour elle ses mots de soutien et qu'il fallait qu'elle lui foute la paix. Ce qu'il ne fit pas. Au contraire, il hocha la tête lorsqu'elle lui proposa de lui changer les idées. Il parvint même à verbaliser son accord, glissant ensuite un discret « merci » dont il espérait qu'il s'était perdu dans le brouhaha. « Allez, viens, on va se chercher à boire, on en a bien besoin, faut en profiter ! » lança Madeline, l'entraînant à nouveau. Charlie termina le fond de vodka orange qui restait dans son verre et le lui tendit, après s'être resservi quelques gorgées de jus de fruits. Diluer, oui mais pas trop ou il ne finirait pas la soirée sans éclater en sanglots et c'était la dernière chose qu'il voulait vivre, là maintenant tout de suite. « Dis-moi juste… avec Nevil, vous aviez une relation spéciale ? » Charlie sobre aurait sans doute tiqué à cette question. Charlie sobre se serait demandé si cette fille ne travaillait pas pour la presse. Charlie sobre aurait détourné les soupçons en riant ─ well, non, pas en riant, ça, c'était Charlie sobre avant la mort de Nevil. Charlie sobre se serait méfié mais Charlie ivre se rappela qu'ils étaient chez Ludwig Jenzell et c'était une raison suffisante pour faire confiance à cette Madeline, si curieuse soit-elle. Si elle était amie avec Lud, elle était forcément digne de confiance, voilà le raisonnement auquel Charlie ivre parvint, en l'espace de deux secondes ─ ce qui en disait vraiment long sur son état, parce que jamais Charlie sobre n'aurait jugé une connaissance de Ludwig Jenzell digne de confiance sans s'être renseigné un minimum au préalable. « C'était mon pote, répondit-il, un sourire idiot aux lèvres, c'était mon pote et j'ai couché avec lui » Wait, what ? Well. C'était la première fois qu'il disait ça comme ça, sans la présence réconfortante d'Aisling ou les remparts que formaient les murs de son appartement. La première fois qu'il reconnaissait ce qui était arrivé, sans paniquer ni bredouiller. Et il était ivre, quelle ironie. « Sans ambiguïté hein. Enfin, non, j'suis con, forcément qu'il y a eu de l’ambiguïté, I mean, we had sex, forcément qu'il y a eu de l’ambiguïté, c'est évident » Ce qui était également évident, c'est qu'il n'était certainement pas prêt à raconter ça à qui que ce soit. « On avait bu et on faisait les cons. C'est pas comme si j'avais déjà pensé à ce qui aurait pu ou pouvait ou je sais pas, ok, ouais, c'est peut-être arrivé une ou douze fois, je sais plus. Mais en même temps, c'est Nevil, il est- merde. Était, c'était, il était, il, ugh. Il est mort » Il contempla un instant son verre avant d'en avaler une large partie. L'alcool lui brûla un instant la bouche et il hoqueta, se maudissant presque de s'être autorisé si peu de jus d'orange. Puis une sensation de chaleur naquit dans sa gorge, remontant dans sa bouche et l'enveloppant lentement. « C'est drôle parce que, tu vois, il est mort juste quand... juste quand on commençait à mettre ça de côté. Le truc entre nous je veux dire. Cette nuit. Le truc. Whatever. C'est con hein » Il devait avoir fière allure, avec ses grands yeux sombres écarquillés, les joues rouges et la tignasse en pétard, à tenter de la convaincre que non, il n'avait jamais rien ressenti d'autre qu'une grande tendresse amicale pour le type qui lui avait ouvert les yeux.

Madeline avait peut-être un peu mis les pieds dans le plat. Elle aurait peut-être pu éviter de relancer ce sujet alors qu'elle venait de promettre à Charlie de lui changer les idées. Mais Madeline avait un peu bu, et n'avait d'ordinaire pas pour habitude d'y aller par quatre chemins, il n'était donc pas très étonnant qu'elle renchérisse. Elle eut tout de même de la chance de ne pas se voir repoussée par le jeune homme. Certes, il avait bien plus bu qu'elle, mais l'alcool pouvait parois rendre susceptible et agressif, c'était tout de même un risque à prendre. Par ailleurs, parler des amis décédés n'était sans doute pas le sujet de conversation idéal pour une soirée festive. Mais Maddie était incapable de faire la fête en sachant à quel point Charlie était mal dans sa peau à cause de cette histoire. D'ailleurs, s'il était ivre, c'était peut-être également pour cette raison. Il semblait plutôt avoir l'alcool triste, et c'était certainement pour ça qu'il avait évoqué Nevil. Du point de vue de la française, il buvait pour oublier. Il était donc nécessaire de crever cet abcès, sans quoi les choses risquaient de mal finir. C'est ainsi qu'elle lui avait posé la question fatidique.

Elle ne s'était cependant pas attendue à ce qu'il se confesse aussi facilement. Mais en y réfléchissant, c'était logique. Il avait ça sur le cœur depuis trop longtemps, et se confier à une inconnue sous l'effet de l'alcool était sans doute le plus facile à faire. Il avait effectivement une relation spéciale avec Nevil. À vrai dire, c'était un peu ce qu'elle avait pensé sans oser le dire clairement. Lui-même n'était pas très clair non plus, d'ailleurs. Il en parlait comme s'il s'agissait de quelque chose d'habituel entre potes. Pour Madeline, il était évident qu'il était question de sentiments bien différents de l'amitié, mais elle avait l'habitude de fréquenter des hommes qui n'assumaient pas vraiment leur sexualité ou leur sentiments vis à vis d'autres hommes. Il en était de même pour les femmes d'ailleurs. Dans le monde idéal de la française, l'amour et le sexe n'auraient plus aucun tabou et tout le monde serait libre de faire ce qu'il veut sans être jugé. Pure utopie, évidemment, mais elle se battait pour qu'au moins les mœurs continuer d'évoluer dans ce sens.

Quand il lui annonça la nature de sa relation avec l'ex-interprète de Sirius, elle se contenta d'un hochement de tête solennel. Elle n'avait pas de commentaire à faire sur le sujet, pas tant qu'il n'avait pas apporté de précisions en tout cas. Et des précisions, il en apporta. Il ne s'agissait pas d'un simple dérapage, pas du côté de Charlie en tout cas. Forcément, s'il en avait été autrement, l'impact aurait été différent. Il était vraiment attiré par Nevil. Peut-être même amoureux, ce qui expliquait son état actuel. Elle le regarda boire pensivement, se demandant si c'était bien raisonnable qu'il continue sachant dans quel état il se trouvait déjà, mais lui trouvant cependant des circonstances atténuantes. Elle n'osa pas prononcer mot, voyant qu'il n'avait pas terminé de se confier. Et en effet, il continua. Mais elle n'y croyait pas vraiment. De la façon dont il en parlait, Charlie n'aurait sans doute pas été prêt à mettre tout ça de côté.

Maddie se demanda si elle devait approfondir le sujet ou passer à autre chose pour ne pas remuer le couteau dans la plaie. Mais puisque Charlie paraissait apte aux confidences, peut-être éprouvait-il réellement le besoin de parler de tout ça, même avec une quasi-inconnue. Surtout avec une quasi-inconnue. Après tout, ce n'était pas rien qu'une personne plutôt connue parle ainsi de son homosexualité quand elle n'était pas officielle. « Je comprends mieux maintenant... » commenta-t-elle. « Tu étais amoureux, hein ? C'est pour ça que tu n'as pas pu t'empêcher de parler de lui... » Elle Se demanda soudain s'il se rappellerait de leur conversation le lendemain. Après tout, peut-être était-ce parce qu'il était ivre qu'il se confiait ainsi, sans avoir vraiment conscience de l'importance de ses paroles. Fort heureusement pour lui, il était entre de bonnes mains avec Madeline. Elle se garderait bien de répéter à qui que ce soit ce qu'il lui racontait, elle était bien trop respectueuse pour ça. Alors, elle pouvait se permettre de l'interroger sans que ce fût à mauvais escient, même s'il n'était pas tout à fait lui-même. « Est-ce que… c'était ton premier ? » risqua-t-elle.

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Que foutait-il ici, à boire comme un adolescent le soir de sa première cuite en racontant sa vie à une parfaite inconnue ? Well, ce n'était pas exactement une parfaite inconnue. Il la connaissait de vue, il savait qui elle était et il avait déjà entendu parler d'elle à plusieurs reprises. Ce n'était pas une parfaite inconnue. Madeline, elle s'appelait Madeline et elle écrivait des fanfictions. Il pouffa en se remémorant ce détail qu'elle avait mentionné un peu plus tôt. Une minute avant, non ? Bouarf, whatever. Il avait trop bu pour garder une quelconque notion du temps et elle était gentille. Ce qui expliquait pourquoi, lorsqu'elle mentionna à nouveau Nevil, il ne s'effondra pas en larmes ni ne la rabroua. Il l'avait déjà fait et ce, en de nombreuses occasions. Il se fichait de la pitié des gens, de leurs condoléances, de leurs excuses. Il avait eu droit au lot de coups de fil de proches et de moins proches, tous soi-disant très au fait de sa relation avec le défunt. Tout le monde y était allé de son petit commentaire évidemment, parce que Charlie avait bien sûr grand besoin des conseils de telle ou telle cousine pour gérer son deuil. Il ne voulait pas gérer son deuil, il ne voulait rien gérer du tout et ça, bien sûr, les gens ne le comprenaient pas. Madeline, elle, ne le traitait pas avec condescendance et il se laissa porter par sa voix, sa tête dodelinant de droite à gauche sans rythme précis. Il se laissa aller à la confidence, comme jamais il ne l'avait fait avec qui que ce soit d'autre. Et, vraiment, cette situation avait un petit quelque chose de surréaliste. Il n'avait pas fait son coming out, pas encore mas here he was, avouant à une fille qu'il ne connaissait pas vraiment qu'il avait fantasmé à plusieurs reprises sur son meilleur ami. Mort. Son meilleur ami mort. How pathetic.

Amoureux. Elle demande s'il était amoureux. Well, non, elle ne demanda pas. Ce n'était pas vraiment une question. Elle semblait plutôt chercher une confirmation à ses soupçons. Charlie contempla un instant son verre avant de le vider d'une traite. Amoureux. Avait-il été amoureux de Nevil ? Yes, yes. Still was, probably. « C'est marrant la conjugaison, le passé, tout ça. Lui il est mort, c'est comme ça qu'on parle de lui. Moi je suis encore là. J'étais pas amoureux de lui. Enfin si. Mais toujours, tu vois. After all this time ? cita-t-il dans une imitation tout à fait ridicule de Michael Gamon. Always » Son Alan Rickman voice était encore pire mais il parvint à en rire. Rire plutôt que pleurer, c'était une bien meilleure philosophie que celle qu'il avait suivi jusque-là. Fuir son chagrin en cherchant à séduire le fond d'une bouteille n'était pas ce qu'on fait de plus sain et ça ne lui réussissait guère. « Mon premier ? » répéta-t-il lentement en se tournant vers elle. Son premier quoi ? Son premier amour ou ? Oh. Well. « Mon premier mec tu veux dire ? fit-il, un vague sourire aux lèvres. Ouais. Je veux dire, c'était la première fois que je... passais la nuit avec un mec. Les filles, c'est arrivé. Une fois. Enfin, deux. C'était horrible. Vraiment horrible » Il grimaça au souvenir de sa première fois. Horrible. L'euphémisme. « Sans vouloir t'offenser hein, reprit-il, réalisant combien ça pouvait sembler impoli, mais... quand c'est arrivé, j'ai compris que c'était pas mon truc. J'en avais pas envie et, euh, elle a certainement dû le sentir. L'autre, well. J'avais un peu bu, j'm'en souviens pas » Il ricana un peu, un début de migraine pointant le bout de son nez. « On parle beaucoup de moi, non ? » fit-il, dans un éclair de lucidité. Ils ne parlaient que de lui, oui. De lui et de Nevil, Nevil dont il ne voulait pourtant pas parler. Cette fille devait avoir un truc, quelque chose dans son aura ou quelque chose. Quelque chose de libérateur, de doux. C'était ce qui fallait pour le mettre en confiance.