bewitched, bothered & bewildered | Noah&David

Dire que Noah Valdivieso connaissait Soho comme sa poche aurait été un euphémisme. Pour ainsi dire, il avait passé tellement de temps à errer dans ce quartier, à travailler dans ce quartier, et aussi à y vivre, qu’il aurait très facilement pu y cheminer les yeux fermés. C’est tout à fait le genre d’intimité qu’apporte le fait d’avoir séjourné pendant un petit peu plus de trois ans juste au dessus d’un combiné librairie d’art - sex-shop agréé de Manette Street. Soho était clairement son territoire. Entre les petits pubs sordides, les innombrables salles de musicals west-end, les restaurants chinois et les boutiques douteuses, il aurait été difficile d’en être autrement. Il y régnait en maître, avec toute l’aisance de quelqu’un qui récite le nom des rues par coeur et ne peut pas remonter deux avenues sans tomber sur un visage connu - et, alors qu’il s’engouffrait enfin dans Old Compton Street, il avait un grand sourire d’aisance parfaite aux lèvres.
Quelques heures plus tard, probablement qu’il y repenserait avec une note de triomphe - ces instants s’étaient fait rares dès le moment où il avait à nouveau croisé la route de Raphael de Lacy, et encore plus rares après leurs multiples dérapages coupables. Pour une fois, il avait enfin réussi à reléguer le chef d’orchestre dans un recoin particulièrement sombre de sa mémoire, loin de sa vue et loin de toutes ses pensées, et, méticuleusement, il se contentait du présent. L’emploi du temps absurde d’un acteur de comédies musicales - huit putain de représentations par semaine, il y avait de quoi flinguer tout instant de tranquillité pendant plusieurs mois - n’offrait pas tant d’opportunités du genre. Rétrospectivement, il se demandait encore comment il avait réussi à caser une émission de divertissement (légèrement douteuse) dans son agenda - et encore plus comment il avait réussi à re-caler son rythme de sommeil après cela. Est-ce qu’il le regrettait? Pas le moins du monde. Au moins, comme cela, il avait réussi à envoyer un message à un certain David Vanderberghe quelques heures plus tôt, un bref « Hey, u up for a drink tonight? », et beaucoup de triomphe de pouvoir communiquer comme si de rien avec l’une des stars des Maraudeurs. Scratch that: le gros du triomphe avait été atteint quand il avait reçu une réponse positive.
Certes, lui aussi était techniquement acteur. Le problème, c’était qu’on ne le reconnaissait pas réellement comme tel - certaines personnes avaient l’air de songer que s’épuiser sur scène en costume tous les soirs sur d’extrêmement longues périodes ne suffisait pas à recevoir ce quasi-titre de noblesse. L’avantage, en revanche, était qu’il avait toujours de ces moments d’enthousiasme de gamin quand il approchait des stars du cinéma, même plus-ou-moins débutantes. Il pouvait vivre avec ça, qu’il se disait en filant droit vers le légendaire G-A-Y bar de Soho. Il n’avait jamais été des plus matures, de toutes façons - et les détours parfois absurdes qu’avait bien pu prendre son existence lui avaient donné une aisance à toute épreuve pour compenser tout le fossé qui pouvait exister entre sa catégorie d’acteurs et les autres. Le contact, entre David et lui, était assez bien passé, et surtout remarquablement vite pour ce qui lui avait sur le moment semblé être un interlocuteur très légèrement réticent. S’il comptait en profiter ce soir? Tout à fait. Il n’était pas du genre à cracher sur une mauvaise occasion. Surtout en ce moment. Est-ce que David était exactement au courant de ses intentions et du pourquoi du comment il avait été invité ce soir à partager un verre…? Hum, cette question-là était soumise à plus de doutes. Quoique. Le simple nom du bar avait potentiellement suffi à lui donner des idées un peu plus claires. Okay. Il avait clairement manqué de délicatesse sur ce coup-là… mais la délicatesse, de la même façon que la maturité, n’avait jamais réellement été son fort.
Dans ces circonstances, il eut un grand rire triomphant en apercevant une silhouette familière tout près de l’entrée du G-A-Y bar - un rire sans la moindre moquerie, seulement une expression toute pure d’une certaine forme de soulagement. Il avait pris grand soin d’indiquer à l’autre homme de l’attendre dans la rue - se perdre dans les quatre étages du colossal établissement était bien trop facile pour donner un rendez-vous efficace - mais, par là même, il s’était exposé à la possibilité d’un sauve-qui-peut de dernière minute. Sûrement qu’il aurait mal pris un sauve-qui-peut de dernière minute. Souriant de toutes ses dents, il se glissa devant David, déposa une bise sonore sur l’une de ses joues, puis sur l’autre. Même s’il avait passé le plus gros de sa vie en Angleterre, il n’avait jamais tout à fait réussi à se séparer de cette habitude - ou peut-être qu’il aimait juste tout particulièrement prendre les gens à contrepied. Quoique. A ce qu’il avait cru comprendre, David n’était pas anglais, ce qui tuait probablement complètement son effet. Et alors? « Désolé - je suis en retard, j’ai fait ce que j’ai pu, il y avait un monde fou à Tottenham Court Road. Tu n’as pas été noyé sous une horde de fans te réclamant des autographes à corps et à cris? » Autre avantage d’être moins connu que les acteurs classiques - il n’avait grosso-modo à se plier aux bains de foules qu’à la sortie de ses spectacles. C’était non-négligeable. Souriant toujours de toutes ces dents, il déposa une main sur le bras de l’autre homme, souffla: « Je me ferai pardonner. La première tournée est pour moi. » Hum? Il était toujours généreux, quand ça pouvait bien servir ses intérêts. Ce qui, du coup, ne se qualifiait probablement pas pour de la générosité… « Tu es… déjà venu au G-A-Y bar? » Qu’il glissa, un petit sourire au coin des lèvres. Au fond, il espérait que non. Le premier passage dans ce lieu était toujours mémorable. Déjà pour son nom absurde - ensuite pour une ambiance qui collait tout particulièrement à la couleur ainsi annoncée.

Il y avait plusieurs raisons pour lesquelles David n'avait pas pu s'empêcher de répondre par la positive à ce foutu sms. La première, qu'il n'aurait jamais avouée même à lui-même, était que le brun qui l'invitait à aller boire un verre n'était franchement pas désagréable à regarder. La deuxième qu'il admettait sûrement plus volontiers, c'était qu'il lui devait ça. Noah Valdivieso avait été son sauveur lors d'une émission télé quelconque à laquelle il s'était sentit obligé de participer à cause d'un quelconque devoir professionnel. Faute de se sentir à la hauteur pour jouer le rôle de Sirius, il devait bien faire en sorte d'assurer la promotion du film, et les émissions télés anodines tenaient pour lui la palme de la pire torture au monde. Mais l'autre acteur avait réussi à rendre la torture moins pénible. A dire vrai, David ne comprenait toujours pas comment il avait pu le faire rire dans une telle situation, et garder un plutôt bon souvenir de cette soirée... Mais c'était de toute évidence le cas. Voilà pourquoi il n'avait pas franchement hésité avant de répondre « Give me a time and place. » Et pour qu'une réponse aussi franche lui vienne aussi vite, cela tenait du miracle. Bien sûr, cela ne l'empêcherait pas de regretter un peu tout cela quelques minutes plus tard, quand Noah lui aurait donné le lieu du rendez-vous. Pas qu'aller au G-A-Y bar soit vraiment quelque chose qui l'inquiète, parce que David n'était pas capable d'envisager quelques sous-entendus derrière un tel rendez-vous, mais avoir le nom du lieu donnait un peu plus de réalité à la chose. Et impliquait qu'il ne pouvait plus y échapper. David n'était pas du genre à décommander.

Ce qu'il savait de Noah? Au final pas grand chose. Il avait pris le temps de le googler quand même. Avant l'émission déjà. Mais David n'avait été toute sa vie qu'un acteur au rabais et surtout sans le sou. Les comédies musicales ne lui déplaisaient pas mais il n'avait franchement jamais eu les moyens de s'offrir une place, quand sa préoccupation première était de savoir s'il aurait assez d'argent pour manger jusqu'à la fin du mois. Alors non, il ne connaissait pas celui à qui il avait innocemment donné son numéro à la fin de cette émission mais ce n'était pas ça qui l'angoissait a priori. Ce n'était pas juste le brun. Plus le trajet, le bar, expliquer qu'il ne prenait pas d'alcool en priant n'avoir pas à expliquer pourquoi, la foule autour, avoir une discussion pertinente... Il aurait pu trouver encore plus de raisons pour ne pas aller boire un verre, mais le fait était qu'une bonne raison suffisait pour contrebalancer tout ça. Et le fait était que quelqu'un qui lui avait presque permis de se sentir à l'aise sur un plateau de télé réussirait peut-être à lui faire apprécier une sortie en bar. Peut-être. Il n'aurait pas non plus parié là-dessus, mais il ne pouvait pas prendre le risque de ne pas tenter l'expérience.

Alors il n'était pas resté trainer. Hors de question qu'il soit en retard. Attendre les autres, il en avait l'habitude, et il n'allait pas commencer à inverser les tendances. Et surtout, il ne voulait pas que Noah décide finalement de l'attendre à l'intérieur de ce bar qui, il avait vérifier sur son fidèle moteur de recherche, avait l'air bien trop grand. Hors de question qu'il se perde seul dans un tel endroit. Et il était donc arrivé en avance, les mains enfoncées dans les poches de son manteau, l'air pas forcément à sa place dans le quartier, mais plein de bonne volonté malgré tout. Il n'eut heureusement pas à attendre bien longtemps avant que celui qui l'avait invité à cet endroit arrive, ne lui laissant donc pas le temps d'envisager la fuite. Un splendide sourire aux lèvres, il claqua la bise à David avant même que celui-ci n'ai eu le temps de réagir. S'il y avait bien quelque coutume anglaise à laquelle il s'était très vite faite, c'était l'absence d'embrassade. Mais sûrement aurait-il du s'y attendre. Surpris? Un peu. Gêné? Pas tant que ça. « Désolé - je suis en retard, j’ai fait ce que j’ai pu, il y avait un monde fou à Tottenham Court Road. Tu n’as pas été noyé sous une horde de fans te réclamant des autographes à corps et à cris? » Il ne put s'empêcher de rigoler doucement. S'il subissait parfois les fans qui l'interpellaient quand il s'y attendait moins, il avait tout de même le talent de passer inaperçu. Parce que David ne ressemblait pas du tout à Sirius. La tête rentrée dans les épaules alors qu'il marchait, un peu caché par le col de son manteau et par son écharpe. Et puis, ce n'était pas comme s'il avait un physique qui sortait vraiment du lot. La preuve, ils étaient déjà deux dans le milieu du cinéma à se ressembler comme deux gouttes d'eau. Alors il devait bien en exister d'autres, des clones de Nevil Munroe. « Si tu avais l'espoir de me voir t'attendre, entouré de fans en folie, désolé pour la déception. Ils sont plutôt discrets. » Le ton est légèrement amusé. Mieux valait dire les choses ainsi que de préciser que, à son humble avis, les fans de Sirius qui étaient aussitôt devenus fan du premier acteur n'avaient pas encore réussi à tourner la page. Ou bien était-ce juste la modestie de David qui le faisait se dire que les personnes lui demandant un autographe parfois, quand elles avaient la chance de le reconnaître, n'étaient que des exceptions parmi la foule de fan dont bénéficiait la saga.


Une main sur son bras, et David se crispa, juste un peu. Avant de respirer. Ce n'était que Noah, le comédien avec qui il s'était si bien entendu sans même avoir à se forcer. Pas besoin de s'alarmer toutes les secondes. Il était hispanique après tout, ces gens étaient réputés pour être un peu tactils. « Je me ferai pardonner. La première tournée est pour moi. » Il acquiesçait sagement, avec un rire léger. Le moment de préciser qu'il ne buvait pas d'alcool viendrait bien assez vite. Il aurait pu céder, mais il tenait encore suffisamment à sa vie pour n'avoir pas envie que sa sœur l'y reprenne. Elle n'était certes pas là, mais il était incapable de mentir, et elle lisait mieux que quiconque derrière les rôles qu'il se donnait parfois. Pour ce qui était de se faire payer des verres, son passé d'acteur sans-le-sou l'avait habitué à ne jamais refuser quand on lui offrait quelque chose. Il n'avait certainement plus besoin qu'on paie pour ses verres, mais l'information n'était pas encore tout à fait admise. « Tu es… déjà venu au G-A-Y bar? » Il fit non de la tête. Pas que le bar ne lui paraisse pas intéressant, mais il n'avait pas de fréquentations qui risquaient de l'embarquer dans ce genre d'endroit. « Je ne suis pas un habitué du quartier à vrai dire. Mais ça a l'air... » Le terme pour décrire le quartier et le bar en particulier n'était pas évident à trouver, et David n'aurait voulu blesser personne. Original aurait été le terme qu'il aurait sûrement employé a priori, mais il ne voulait pas que ça sonne mal aux oreilles de Noah qui avait l'air d'être parfaitement à sa place ici. « Ça a l'air sympa. » Parce que David appréciait les lieux originaux. Leur originalité faisant leur charme. Et nul doute que le but premier du G-A-Y bar n'était pas de paraître "normal". « Même si, je t'avouerais que je ne rentrerais pas seul là-dedans, je risquerais juste de me perdre. » A savoir s'il avait un très mauvais sens de l'orientation ou s'il était seulement habitué aux petits bars un peu plus intimistes. « Mais si je te suis, ça devrait aller. » Il lui offrit son sourire le plus confiant. Rare sur les lèvres de David. Mais Noah avait bien réussi à le mettre à l'aise une fois. Et puis il ne lui avait sûrement pas proposé ce rendez-vous juste pour le perdre dans les étages de ce bar.