Lise ▬ back home

Eric se sent un peu coupable, il faut bien qu’il l’admette. Voilà plusieurs semaines maintenant que le couperet est tombé sur leur famille, que l’annonce de la maladie d’Adrian a chamboulé leurs vies, leur famille et tout le reste. L’équilibre des Fletcher a toujours permis à Eric d’exercer son métier comme bon lui semblait, de vadrouiller, d’errer de pays en pays en ne revenant que certains week-end ou pour les vacances. Mais maintenant que la famille est en crise, les conditions de son errance ont changé ; il fallait qu’il rentre et il en a pris conscience au fil des messages plein de reproches de Lise et de ceux, plus nuancés mais assez vindicatifs, d’Adrian. Son fils qui d’ailleurs, ne lui a jamais demandé de rentrer pour le voir ou le soutenir lui, mais n’exige de lui qu’il regagne le domicile conjugal que pour soutenir Lise. Alors doucement, mais surement, Eric s’est fait à l’idée du chômage technique pour quelques semaines, voire quelques mois s’il le faut. Il a prévenu son patron, il a pris conscience, naturellement, des risques. Peut être qu’il ne sera jamais renvoyé en mission après plusieurs semaines d’absence ; peut être que plus tard, on lui confiera un bureau dans lequel il sera sans doute moins heureux qu’il ne l’était jusqu’à présent. Mais pour la première fois de sa vie, Eric a décidé de faire passer sa famille et l’apaisement de tous avant sa vie professionnelle.

Il faut qu’il s’occupe des siens, et c’est la raison pour laquelle il se trouve sur le pas de la porte de sa maison, à Londres, valise à la main, l’air un peu idiot et ne sachant trop comment agir. Il frappe, principalement pour annoncer son entrée, et enfonce sa clé dans la serrure pour ouvrir la porte et gagner l’intérieur de la maison. Il dépose sa valise et son manteau dans l’entrée, et parcourt les quelques mètres qui le séparent de la cuisine, où Lise se trouve, sans doute en train de cuisiner une horrible tarte que personne ne voudra manger. « Hello darling », murmure-t-il, en tentant de mettre toute la tendresse qu’il ressent dans l’intonation de sa voix. Il s’attend au pire, à une crise de nerfs, à ce qu’elle lui envoie la tarte qu’elle est en train de préparer dans la figure pour matérialiser tous ces reproches. « I’m home », ajoute-t-il simple, comme pour trahir l’évidence.

Lise s'occupe comme d'habitude, cuisinant et faisant les cent pas dans sa petite maison londonienne. La même maison qu'elle habitue depuis des années, un havre de paix où elle a vécu la plupart du temps complètement seule. Des souvenirs avec son mari, elle en a finalement bien peu ici. Elle se souvient surtout d'y avoir élevé Adrian, des parties endiablées de Scrabble qui dépassaient un peu sur l'heure du film les soirs de semaine… Elle se souvient aussi des histoires racontées dans la petite chambre de son fils située à l'étage, des discussions sérieuses à propos l'école, de Chris, le tout autour d'un thé à la menthe dont la chaleur rassurante invite naturellement aux confessions. Lise a été heureuse ici, mais son mari est fatalement bien souvent absent des images qui occupent son esprit lorsqu'elle repense à sa vie depuis leur emménagement à Kensington. C'est d'ailleurs étrange de savoir qu'il a décidé de rentrer quelques jours. Elle ne réussit pas vraiment à l'imaginer ici, prendre son petit déjeuner avec elle, trouver ses marques dans une maison ou il serait bien incapable de savoir où ranger chaque casserole à sa place. Ce n'est pas vraiment chez lui ici. Parfois elle se demande où son mari se sent vraiment à sa place en dehors du travail. Ce n'est certainement pas dans la petite maison de Kensington en tout cas.

Lorsqu'elle le trouve sur le pas de la porte, elle l'invite donc à entrer, tout de même surprise qu'il ait tenu sa promesse pour une fois. Sa valise est plus imposante qu'à l'ordinaire, fait suffisamment étrange pour être noté. Fatiguée de lutter, elle ne lui réserve cependant pas l'accueil ordinaire même si les insultes seraient sans doute amplement méritées. A croire qu'elle a dépassé le stade de l'énervement. Elle a perdu patience, perdu espoir aussi sans doute. « Well, I'm not sure I see why you would call this place home, but welcome back Eric. » Lise est froide, ne le regarde pas vraiment non plus. Ce n'est pas vraiment dans leurs habitude, mais les choses ont changé ces dernières semaines, peut être définitivement. « You could have called. » Elle reproche en sortant sa tarte du four dans une ignorance qui ferait presque mal. « I didn't plan on having guests tonight. Also I don't believe you when you tell me you will come back, so last month's call doesn't really count as letting me know you would be there tonight. »

Eric ne s’attendait aucunement à être accueilli à bras ouverts par sa femme. Il sait bien qu’il est un mauvais mari, et pire encore, un mauvais père, ce qui le rend coupable, évidemment. Il aurait dû rentrer immédiatement après l’annonce de la maladie d’Adrian. Seulement voilà, les hautes fonctions de personnalité détachée de l’Etat ne lui permettent pas de faire ce qu’il veut quand il le souhaite, et ce n’est pas qu’une question de volonté personnelle. Cela dit, Eric se demande si sa femme lui en veut seulement d’avoir trainé avant de rentrer, ou si elle ne lui en veut soudainement pas pour l’intégralité de leurs vies. Et pour être honnête, sa phrase le conforte dans cette seconde hypothèse qu’il estime la plus probable.

« Yes, I could have », il répond, tâchant de prendre une inspiration pour faire face au mieux aux reproches de sa femme. Peut être que ces histoires finiront par les faire divorcer, ce n’est pas sa volonté cependant. Eric aime Lise, et il aime Adrian, aussi. Il aime sa famille. Il ne pensait pas que sa vie professionnelle soit un problème – en dehors de sa maladresse naturelle qui l’a poussé à ne pas rentrer suffisamment tôt. « I’m not a guest » il proteste néanmoins en déposant sa valise sur le sol de la cuisine, dans l’entrée. « I know I should have been there earlier than today and I’m sorry about it », il lance, penaud. « Adrian needs me and I kinda freaked out but I’m here now », il ajoute. « I’m not leaving anytime soon », précise-t-il. Un congé qui lui coûtera sans doute cher, même si son patron lui a assuré que rien ne changerait – il n’y croit pas. Il y a trop de travail dans le domaine des relations internationales et de la prévention du terrorisme, surtout en ces temps troublés.

Lise fait tout pour éviter son regard. C'est plus fort qu'elle, elle a peur de craquer, de retomber dans ce schéma qui n'avance à rien. Ce schéma où elle le menace une fois plus, s'armant d'une poêle en lui hurlant dessus comme une hystérique pour finalement lui pardonner juste après et que tout recommence, indéfiniment. Et si il y a quelque chose dont elle sûre aujourd'hui, c'est qu'elle a envie que les choses changent pour de vrai, pour Adrian, mais pour elle aussi. C'est peut être ridicule à son âge, mais certainement moins ridicule que de s'asseoir un jour sur cette même chaise de la cuisine en se demandant pourquoi elle n'a pas réagi plus tôt. Peut être qu'elle devrait simplement dire les choses à Eric. Elle a l'impression de l'avoir fait des tonnes de fois, et pourtant, ils n'ont jamais eu de véritable conversation sur le sujet. Il n'a jamais eu à se rendre compte que ses départs lui pesaient parfois. Sans doute n'était-ce pas vraiment le cas à l'époque ? Lise ne sait plus. Ces dernières semaines, elle aurait eu besoin qu'il soit là, c'est tout ce qu'elle sait. Qu'il soit là auprès d'Adrian, mais auprès d'elle surtout. « You're always sorry. But t's not enough Eric. » Elle réplique froide et fatiguée, toujours sans le regarder. Puis elle répète à voix plus basse, plus lasse : « It's not enough. » Elle soupire et termine la vaisselle qu'elle essuie frénétiquement pour s'occuper les mains. « You are a guest to me. You wouldn't know where to put away the bloody pan. Would you ? You're even late for dinner. You're late for everything. But let's see if you stay for you son. » Son fils qu'il ne connaît pas.

Les reproches ne tardent pas à pleuvoir, et Eric songe, impuissant, qu’il aurait sans doute dû les voir venir, les anticiper. Pourtant, tout ça le fatigue, lui aussi. « I was already working abroad when we got married, Lise… » il murmure. Un peu moins, sans doute, peut être revenait-il plus souvent, quand il ne s’agissait pas de délocaliser les terroristes en Afrique subsaharienne, peut être qu’il appelait plus souvent. Il ne se souvient pas. Il se souvient des lettres envoyées de temps en temps, des photos reçues, il se rappelle la croissance incroyable d’Adrian, au fur et à mesure des années, sur fond de photographies envoyées et de week-ends surprises. « I understand why you’re mad at me. I should have taken the first flight home when I heard about Adrian – that’s why I’m really sorry, and I know it’s not enough. But Lise… You can’t really blame me for all our marriage, can you ? » il demande en fronçant un peu les sourcils. « Cause I love you and it didn’t seem to upset you that much in the past », il précise, tente d’expliquer, maladroit sans doute. « I wouldn’t have kept that job for so long if I’d known about your feelings back then ». Il n’est pas absolument sûr que ce soit vrai. Eric adore son travail – ou l’adorait, plutôt, sans doute. Parce qu’il doute fort de la possibilité qui lui sera offerte de le récupérer. « I’m here to stay, though. To help you and Adrian through this. I’m not leaving anytime soon, unless you want me to », il ajoute, parce qu’il a peur, malgré lui, que son mariage soit en train de toucher à sa fin. Peut être que Lise vient de réaliser, avec son absence prolongée malgré l’annonce de la maladie d’Adrian, qu’il était le pire des maris. Peut être qu’elle ne veut définitivement plus de lui. Eric ne sait pas bien ce qu’il fera si sa femme demande le divorce – et c’est une option qu’il se trouve forcé d’envisager.

Lise n'est pas d'humeur à s’embarrasser du sarcasme d'Eric, de ses leçons de morale, ou même de quoi que ce soit d'autre d'ailleurs. Oui, il travaillait déjà à l'étranger quand ils se sont mariés. Oui elle aurait bien fait mieux fait de s'enfuir il y a des années de ça avec quelqu'un de plus disponible qui aurait joué un rôle de père décent et qui serait parti en vacances avec eux l'été venu. Oui Lise a fait des choix de vie misérables, très certainement, elle n'ira pas le contredire là dessus. N'a t-elle pas le droit cependant de réviser son jugement après toutes ces années, d'être déçue qu'il ne prenne pas le premier avion pour voir son fils malade ? Oh que si. Elle aimerait l'interrompre et lui hurler dessus, mais elle le laisse terminer son monologue, tenter de lui prouver qu'elle est dans la surenchère et qu'il n'est qu'un brave type qui sauve ce pauvre pays du terrorisme. Mais n'y tenant plus, elle l'interrompt cette-fois ci désespérée : « In the past. It upsets me now ! I've been upset for more than a 30 years. We had a baby, and you we'rent there. » Elle finit par lâcher, mais Eric ne l'écoute pas, tente de la convaincre qu'elle ne lui a jamais rien dit avant. Ca fait des années qu'il ignore les signes, qu'il la trouve adorable quand elle lui hurle dessus et le menace du manche de l'aspirateur. La sonnette d'alarme elle l'a tiré maintes et maintes fois, il ne l'a juste pas prise au sérieux. « You would have kept the job. And you knew about my feelings Eric. I'm not playing a game when I text you mad or say that you are useless. You are useless most of the time, and my baby is sick now. » Elle finit par lâcher la voix brisée. « My beautiful baby will never be fine ! Do you understand what it means for our family ? »

Il comprend. Ca ne veut pas dire qu'il sait comment réagir, ou ce qu'il doit dire - ça ne veut pas dire qu'il a les mots justes pour la rassurer. Le seul espoir qu'il leur reste, c'est le progrès de la science, et même si c'est un espoir commun à de nombreuses personnes malades, Eric n'est pas dupe. Il sait ce que la maladie d'Adrian implique, il sait ce que ça signifie. Son fils va mourir plus tôt que prévu, avant eux surement, et en ayant traversé des moments atroces où il se perdra lui même. Eric n'a pas plus envie de voir ça que Lise, mais son absence lors des derniers repas de famille et plus généralement ces dernières années ne lui permet pas de l'exprimer ainsi. Lui n'est que le père indigne qui n'a jamais été là, et cette vérité est devenue immuable quand ils ont appris pour Adrian. Rien ne rattrapera le passé, et le futur défile déjà à une vitesse incroyable. Il a tout raté, il le sait, le porte sur lui, aussi, ses épaules affaissées, rides creusées au coin des yeux. Tout est de sa faute et tout a vocation à rester ainsi. Il ne se rattrapera pas, plus. « I know what it means », il répond en hochant la tête, d'une voix basse, solennelle. Pas question de provoquer Lise maintenant, elle est trop sensible pour ça, et le contexte n'est pas à la plaisanterie. « I'm sorry I wasn't here. That's something I'll never catch up for, really, and it breaks my heart to think so. I just want to do what I can now. »

Lise avale sa salive pour s'empêcher de pleurer simplement. La colère ne suffit plus à dissimuler la tristesse qui l'empêche désormais de respirer et pourtant elle refuse de se montrer faible devant Eric, de lui offrir l'opportunité rêvé de se rendre utile, lui qui en a eu tant d'autres dans le passé. Alors oui elle apprécie qu'il cesse de se trouver des excuses, mais elle a besoin de plus, tellement plus. Adrian a besoin d'eux, plus encore qu'à l'époque ou il pleurait le soir parce que son père lui manquait et lui promettait inlassablement qu'il viendrait passer le week end ou les vacances avec eux avant de brutalement faire face à une annulation de dernière minute que Lise devait expliquer à sa place par dessus le marché. Eric se voit offrir une opportunité d'être là pour son fils, mais encore une fois Lise n'est pas certaine qu'il saura la saisir. Le travail est comme une drogue chez Eric, et elle ignore si son mari est capable de tout mettre en parenthèse pour leur famille. Elle aimerait y croire, mais ne préfère pas s'y risquer pour l'instant  au risque de paraître froide et désabusée. Elle n'est pas certaine de pouvoir faire face à une nouvelle déception. « And what can you do now, tell me! » Elle lui demande ne sachant pas elle même ce qu'elle pourrait potentiellement faire pour aider son propre fils. Mais Eric ? Eric ne le connait pas assez. Il ne l'a pas élevé. « Don't you feel powerless knowing you have to help out your son, son you didn't raise by the way ? » Elle demande avant de se laisser tomber dans une chaise pour allumer une cigarette. « What are you going to do for him now, Eric ? »