ABC + you've almost convinced me i'm real

→ Ton heure de gloire est enfin arrivée, un producteur de cinéma vient de te remarquer dans la rue et te propose de devenir la star de son nouveau film. Que lui dis-tu ? Je le savais ! Je le savais que j'avais une gueule de star ! C'est un film de quoi ? Ca parle de quoi ? Est-ce que je serais le nouveau Robert Pattinson ? Je veux des cohortes d'adolescentes en chaleur qui me coursent dans la rue, je vous préviens ! C'est pas un truc d'art et essai au moins ? Si c'est un film à gros budget, je signe tout de suite ! Je veux pas d'un machin d'intello que personne ne verra... A moins qu'il n'y ait beaucoup de nudité, et pas la mienne, celle d'un autre acteur ! Ouais, faut que ce soit un truc gay aussi. Sauf si je suis payé un million de livres, là je dis oui à tout, même à rouler des pelles à Maggie Smith ! Alors, ça parle de quoi ? ... Comment ça, vous vous êtes trompé de personne ?

→ Une pauvre fille en pleurs chante All by myself avec son cornet de glace à la vanille en plein de milieu de la rue retournant tous les regards sur son passage, y compris le tien. Ta réaction ? Je passe mon chemin en baissant le regard, en priant pour qu'elle ne me prenne pas à parti, et si elle est vraiment moche ou mal habillée, je suis balance une petite pièce pour qu'elle aille s'acheter des fringues à Topshop. On n'est pas des chiens quand même.

→ Ton(ta) cousin(e) t'avoue sous l'emprise de l'alcool son attirance pour toi, et tente de t'embrasser. Premières impressions à chaud ? Réactions à froid ? Incest ? Been there, done that.

→ Ton idée du parfait samedi soir : une soirée arrosée au Carling à Oxford, une nuit de folie au Fez Club de Cambridge, une sortie au théâtre de Londres ou une soirée geek avec plat commandé et partie de jeux vidéos avec tes meilleurs potes ? Ni l'un ni l'autre, ni l'autre, ni l'autre. La plupart de mes soirées se terminent devant un film porno pas recommandable, mais j'aime bien inviter des gens chez moi (quand ma grand-mère est absente) ou aller chez des amis, boire une bière ou deux (ou quinze) en écoutant de la musique très fort. Mais je crois qu'en fait, je préfère le porno.

→ T'es au confessionnal, tu peux avouer ta pire faute, ou encore un secret particulièrement pesant que tu n'aimerais pas voir révélé. Que dis-tu au père Patrick pour te soulager la conscience ? Euh... j'ai couché avec mon frère avant qu'il ne se suicide. Assez gros, comme secret ?

→ Le père Patrick était en fait un vrai sociopathe fan de Pretty Little Liars, et t'envoie un sms anonyme où il vous demande de choisir entre un secret révélé qui pourrait anéantir ta réputation ou briser ta famille, et de voler la bague de fiançailles Cartier d'un de vos amis. Après mûre réflexion, qu'est-ce que tu choisis ? Je le laisse répandre la vérité sordide puisque de toute manière c'est un secret de polichinelle. Et en plus, tout ce qui peut nuire à la vie de mes parents est le bienvenu, alors je le laisse faire. Mais je vole quand même la bague Cartier juste pour le plaisir, et je la mets à une soirée, et je me comporte comme si j'étais Anastasia la princesse disparue.

→ C'est le mec de tes rêves, tu en es persuadé et pourtant, celui-ci est en couple avec quelqu'un d'autre. Tu te la joues résigné, stratégique, ou éploré ? On veut les détails ! Vu la poisse terrible que je traine dans mes relations amoureuses, je pense que je laisse le pauvre garçon en paix pour qu'il puisse vivre son histoire tranquille, et surtout, pour qu'il ne finisse pas six pieds sous terre. Mais bon, si je peux au moins réussir à coucher avec une fois, je ressors heureux de cette expérience. Attendez une seconde... En fait, c'est exactement ce qui est en train de se produire actuellement : je suis dans une relation bizarre avec un garçon qui est déjà en couple et que j'ai réussi à obtenir grâce à ma ténacité mes avances désespérées.

→ Dans dix ans, je me vois bien ouvrir un resto spécialité moules frites avec Camille Jules Martin, marié, six gosses et à l'origine d'une toute nouvelle sauce roquefort-épinards et toi, des projets pour l'avenir ? J'espère que mes deux parents seront morts, pas parce que je les déteste à mort, mais parce que j'aurais hérité de toute leur tune et que je vais pouvoir me faire zizir. D'abord, j'achète une magnifique villa en Grèce (d'ici là elle sera peut-être tellement dans la misère que je pourrais peut-être acheter tout le pays) ou dans le sud de la France, et je m'y installe avec mon mari, président de la République, avec qui on élève une armée de chats à poils longs et des licornes. Sinon, en étant un peu plus réaliste, je pense que je serai toujours au service de ma mamie puisqu'elle semble immortelle, et que je ne serais pas allé bien loin.

→ Et enfin, honnêtement, entre truth ou dare, qu'est-ce que tu préfères ? (oui ça rime !) Je préfère dare ! Je gagne des points pour la consonance ? Soyez pas radins !

→ En pleine soirée baby-sitting, l'adorable petite fille aux cheveux blonds que vous gardez s'installe sur vos genoux et vous demande, d'un air suppliant : « Moi plus tard, je veux être la Reine d'Angleterre. Papa m'a dit que pour pouvoir le faire, il fallait aller à l'université. Mais il a dit aussi qu'il fallait choisir entre Oxford et Cambridge, parce que ce sont elles les meilleures d'Angleterre. A ton avis, il vaut mieux apprendre à devenir Reine à Oxford, ou à Cambridge ? » Honnêtement ma jolie (t'as de jolis cheveux d'ailleurs, tu me les prêtes j'ai une soirée drag-queen au Queer As Fuck demain, et je sais pas comment y aller), l'une comme l'autre, ça se vaut. Regarde-moi par exemple. Je ne suis jamais allé à l'une ou à l'autre à cause d'une sordide histoire dont tu n'as pas besoin de connaitre les tenants et les aboutissants, mais ça ne m'empêche pas d'être la reine de la soirée de temps en temps... Ok, je vois que tu as du mal à comprendre le concept d'un garçon qui fait la reine, mais je t'expliquerai ça quand tu auras grandi...

→ Après avoir écouté votre argumentaire, elle s'interrompt une seconde et fronce étrangement le nez. « Mais, au fait, qu'est-ce que c'est, le Judging Cambridge Club ? » Mais qui est-ce qui te raconte tout ça ? Tu as une drôle de famille ma jolie (alors pour les cheveux ? C'est oui ou c'est non ?). Le JCC, c'est un peu comme ta tante qui n'arrête pas de dire à tes parents que tu es grasse comme une bouteille d'huile de tournesol : quelqu'un qui te juge et essaie de te faire t'améliorer. Ils sont un peu méchants et souvent injustes. C'est surtout une bande de frustrés qui n'ont rien de mieux à faire que d'épier les moindres faits et gestes des gens, c'est des loosers, des vrais.

→ « Aaaah, d'accord. Je comprends mieux. Et les TroubleMakers, alors ? C'est la même chose ?» Aaaaah, alors eux ce sont des petits malins ! Ils n'ont rien à voir avec le JCC, ils sont à Oxford, et pas à Cambridge, et ils s'amusent aux dépends des autres étudiants en leur jouant des petits tours. C'est souvent drôle, parfois un peu naze, mais ça les occupe ! Et puis ils pimentent un peu la vie d'Oxford, ça peut vite devenir monotone là-bas.

→ « C'est bien compliqué tout ça. Mais alors, si je choisis Cambridge et que finalement je préfère Oxford, j'ai le droit de changer en cours de route ? » Ben oui, mais pas tout de suite, il faudra que tu attendes la fin de l'année scolaire pour pouvoir changer d'école. De toute façon, tu n'as aucune raison de changer puisque tu n'y es pas encore !

→ « Hm... Bon. Ca m'avance pas beaucoup. Mais en même temps, j'ai le temps. »

POURQUOI A-T-IL FALLU QUE TU REVIENNES ?
∞
On dévore, cannibales, les secondes et la viande saignante. Coup de mâchoire, après coup de mâchoire, on laisse un peu de jus de viande couler le long de nos mentons de prédateurs. La guerre est à aux portes de la salle à manger, prête à frapper, la saison est nucléaire. Les légumes cuisinés avec amour par madame Moore brûlent nos intestins et nos estomacs, et puis tombe le premier coup ; c’est la voix froide de la mère qui claque dans l’air comme un coup de fouet. « Pourquoi as-t-il fallu que tu reviennes ? » Ses yeux ont la couleur du brouillard et quand je plonge mon regard dans le sien, je ne vois rien, pas de vie, pas de haine, juste un vide si immense qu’il ne suffirait pas de tous les océans de ce monde pour le remplir. Le père renifle de l’autre côté de la table, contrarié qu’on ait osé interrompre le silence religieux du dîner. Je l’ignore, comme j’ignore la mère et sa remarque. J’avale. Une bouchée après l’autre, je remplis ma bouche des délicatesses gourmandes de la cuisinière, je m’empiffre et je m’étouffe, enterrant ma rancœur dans mon appareil digestif sous des monticules de plats parfaitement réalisés. Tout sera à vomir plus tard. Le cliquetis des couverts brise le tempo monotone de nos respirations et des battements réguliers de l’horloge qui mesure notre agonie en secondes. Les doigts de la mère, ou plutôt ses serres, se terminent par des ongles vernis de rouge ou de sang, de la même couleur que ses lèvres impeccablement maquillées. Elle est encore très belle, elle a gardé son élégance et sa dignité. Une vie de privilèges et de richesses n’a laissé sur elle aucune trace, à peine quelques rides sur le coin de l’œil et de la bouche lorsqu’elle esquisse un rare sourire –pas ce soir. Assis face à elle et néanmoins dans un autre univers, mon père ne nous remarque pas. Il se tient droit, imposant, nous dominant elle et moi de toute sa stature d’homme du monde, héritier des traditions séculaires de la noblesse anglaise. Que ses écussons n’inspirent plus de loyauté, il s’en fiche comme de son premier cheval ; que son personnel n’ait presque plus de respect pour lui et sa famille, il semble l’oublier. Il vit encore dans son vieux monde dominé par l’austère visage boudeur de la reine Victoria –de l’impératrice Victoria, s’empresserait-il de corriger s’il lisait mes pensées. Mais il n’y a personne de plus étranger dans cette demeure que moi, le fils, le seul héritier, le sang du sang. Ni l’un ni l’autre, protégés par leurs immenses domaines et leurs tapisseries d’un autre temps, ne savent qui je suis. C’est à peine s’ils savent encore que je suis leur fils. Ils ont fait exprès de m’oublier. Pourquoi a-t-il fallu que je revienne ? La désapprobation jusqu’alors silencieuse des parents s’est muée en mots accusateurs. C’est ma faute, uniquement ma faute. J’ai eu le malheur de survivre, bien fait pour moi, ils vont me le faire payer. Tout ce soir respire l’orage, la guerre. Eux et moi, on est venus mourir l’épée à la main. Quelqu’un a laissé une fenêtre ouverte et le bruit du vent d’été nous parvient d’une pièce voisine.

A l’attaque : le père s’est levé bruyamment, et a quitté la pièce. Il ne fuit pas, il attend juste que je me lance à sa poursuite pour me faire endosser la responsabilité de l’attaque. Il peut rêver. Je vais broyer ses os et m’en faire des meubles d’ivoire, mais je ne porterai pas le premier coup. Qu’il frappe d’abord, ou elle, et qu’ils attendent. Je ne suis pas venu pour mourir comme un renégat : ils m’ont fait renégat le jour où ils ont oublié mon existence et celle de mon frère. Son ombre à lui plane sur les vieux bibelots médiévaux dont se sont entourés les squelettes hostiles de mes parents. Elle frissonne en moi, rejetée et peureuse. Je sors un paquet de cigarettes de ma poche, mais la mère m’interrompt d’un geste impérieux. « Pas ici, dit-elle sans un regard pour moi, attends un peu. » Je ne l’écoute pas, et allume la clope. « Pourquoi ? Papa a toujours fumé après ses repas. » Elle tourne la tête dans ma direction et plonge son regard dans le mien, insinuant sa froideur et sa méchanceté dans mes veines bouillantes. « J’ai dit pas ici. » Elle insiste, la voilà la mégère que je connais si bien, celles dont les entrailles n’ont pas pu me donner naissance tant nous n’avons rien en commun. Ses lèvres se sont déformées en un rictus agressif, dévoilant ses dents de vampire et son visage de sorcière. Son haleine est un poison, ses mots sont des coups de bélier contre moi. J’entends les pas du père se rapprochant de la salle à manger. Il vient assister à ma mise à mort, y prendre part sans doute. J’inspire une bouffée de tabac, puis deux, et je recrache la fumée à son visage. Elle est toujours aussi belle, sa fureur souterraine la rend terrible et magnifique, mais ce n’est qu’une reine du dimanche, un colosse de sable qui faillira sous le premier assaut et s’éparpillera aux quatre vents quand viendra la tempête. Ce n’est pas elle l’opposante, c’est eux deux réunis, le mari et la femme devenus étrangers et qui redeviendraient un tout, unis contre un seul front et motivés par la même haine enflammée de leurs rejetons, ceux par qui l’opprobre est venue.


LES REJETONS
∞
Son parfum, c’est le parfum du scandale, un effluve de luxe qui s’échappe du col de son polo Ralph Lauren, un arrière-goût de Guerlain et d’inceste. Je me blottis contre lui et me sers de son corps comme d’un rempart. Rien n’est suffisamment fort pour le briser en deux. Lui, il a compris la peur qui pouvait m’habiter en cet instant, la terreur que je ressens devant la redoutable vérité, l’innommable réalité de nos actions. Il la ressens probablement aussi, lui qui a plus vécu, et mieux, que moi, plus jeune et encore un peu innocent. Mais l’innocence n’est pas éternelle, et lui non plus. Il doit partir quelque part, il a quelque chose à faire. Je n’ai pas retenu ces données-là, elles ne m’importent pas, je me fiche de savoir où il est et avec qui quand il n’est pas avec moi. Seuls comptent nos moments, nos instants, les rares minutes où, seuls, on abandonnait le monde. Ses lèvres pressées contre les miennes –son regard abandonné dans le mien –mes mains dans ses cheveux. On sait que ça ne se fait pas mais on n’en a rien à foutre. On préfèrerait être enterrés vivants plutôt que devoir se conformer, accepter la ligne droite, la bienséance. Ce n’est pas notre faute, c’est la vôtre, et on lève la main, le majeur dressé contre le reste du monde qui juge et désapprouve et détruit et reconstruit. Dans mes bras, il se déplie et oublie, il accepte de ne pas être monsieur tout le monde, et j’abandonne mes résistances à ses insistances. Parfois je plaisante, et ses yeux rieurs illuminent les miens en réciprocité tandis que nos rires éclatent dans l’air comme des bulles de savon. « Incest ? Been there done that. » Il me regarde avec amusement et se met à rire sans plus pouvoir s’arrêter. Je suis étonné de voir ma plaisanterie résonner si bien en lui, mais je sais que c’est parce qu’on est Anglais et qu’en Angleterre, on se moque de tout. Parfois, il m’avoue qu’il se prend à rêver qu’un jour, il existerait une société si parfaite, si dénuée de tout jugement, qu’on pourrait y vivre heureux. Je lui demande s’il n’est pas heureux, il hoche la tête de droite à gauche. Parce que pour être heureux, il faudrait qu’il sache que demain, il pourra être à mes côtés et m’aimer sans faire trembler la terre. Et puis il lui manque le futur, notre futur en commun, auquel rêver avec douceur. Le monde est foutu, il dit, le monde est un tas de merde. Il dit ça comme ça, mais je sens qu’au fond de lui-même, c’est lui qui est foutu. La douceur de ses baisers efface la rigueur de ses paroles les plus sombres tandis que nos vêtements, rejetés sur le sol, ne nous sont plus utiles.

Quand on m’a annoncé son suicide, j’ai cru à une farce méchante commise par une âme malveillante qui s’amuserait de nous et de notre relation. Mais c’était la voix de ma mère au téléphone, une voix dénuée de tout sarcasme ou plaisanterie. « Ton frère s’est tué. » Elle a dit ça comme ça, sans l’enrober pour m’éviter la déchirure qui, à présent, étire ma peau en deux morceaux arrachés. Elle est restée Mrs Caesar, l’aristo suprême, digne même dans le deuil. Moi, j’ai perdu le contrôle et j’ai tout brisé. Et quand l’enterrement s’est terminé, je me suis bourré la gueule à coups de vodka pure et une fois la nuit venue, je suis allé taguer sur la tombe de mon frère ces quelques mots : incest, been there done that.