SWK ▽ I'm not weird, I'm just a limited edition

«Fébrilement, tu fourres dans un grand sac toutes tes affaires. Des fringues, des CD, et surtout, beaucoup de livres. Lorsque tu as fini, tu contemples ta chambre mise sans dessus dessous, vidée de tes maigres possessions. Ta vie entière tient dans un sac de sport, et c’est plutôt triste à vrai dire. Mais qu’importe, tu devras se trimbaler tout ça jusqu’à Londres, autant que ce ne soit pas trop encombrant. Sans un regret,  tu quittes la pièce, avant de traverser le minuscule appartement, et de passer devant ton père, affalé sur un canapé miteux, une bière à la main.

- Où tu crois aller comme ça ?
- J’me tire.
- Comment ça tu te tires ?
- J’ai dix-huit ans, j’me casse.

Avant de pouvoir entendre la réponse qui t’es adressée, tu claques la porte, refermant ainsi ton passé sur lui. Une demi-heure de bus plus tard, tu es à l’Hauptbahnof, la gare centrale de Berlin, clope aux lèvres, la dernière avant d’arriver à Paris. Là-bas, tu auras une bonne heure d’attente avant de prendre l’Eurostar vers ton ultime arrêt, Londres. Lorsque tu sors tes billets de ta poche pour les vérifier une énième fois,tu sens une joie indescriptible t’envahir : enfin, ce jour tant attendu est arrivé. Depuis des mois déjà, les tickets de train reposaient sous une latte du plancher de ta chambre, et souvent, lorsque tu pensais ne plus tenir, tu les avais contemplés, pendant de longues minutes, comme si tout ton avenir se concentrait dans ces morceaux de papier. Enfin, une voix féminine résonne sous l’immense baie vitrée « Achtung, achtung... », la suite fait naître un sourire à la commissure de tes lèvres, et c’est avec un rictus niais que tu vas t’assoir au siège qui t’es attribué, en face d’une nana de ton âge. Elle te regarde de travers pendant tout le voyage, et ça te gène un peu, à vrai dire, mais tu sais pourquoi : un superbe bleu orne ton oeil droit. Cadeau tout frais du matin de ton demi-frère vieux de six ans de plus que toi, Andreas. Joyeux anniversaire, Sören.  

Avec ça, t’as définitivement une gueule de voyou, elle pense sans doute que tu t’es battu, alors que non, Andreas a simplement cogné parce qu’il en avait envie, comme d’habitude, jusqu’à ce que tu réussisses à t’échapper pour mettre une porte entre vous deux. C’est un abruti, comme ton père. Pour oublier la demoiselle et ses yeux trop insistants, tu te plonges dans la lecture d’un ouvrage corné de partout : les livres, ça a toujours été ton seul échappatoire, l’unique chose qui t’as toujours tiré de la réalité. Tu n’en as pas énormément, parce que souvent tu vas lire à la bibliothèque par manque de thune, mais tu achètes tout de même tes préférés. Tu les chéris comme des trésors, parce qu’ils sont tout pour toi. Avant, tu les empilais soigneusement sous ton lit, pour les préserver des colères que ton père piquait lorsqu’il rentrait bourré.

Mais enfin c’est Paris. Une clope, puis l’Eurostar. La douane. Et là, Londres s’offre à toi. En quittant la gare, tu es un peu ébranlé, tu n’y crois pas, tu as réussi à le faire. Toi qui n’avais jamais mis les pieds hors de l’Allemagne, à part pour des voyages scolaires, tu t’es tiré en Angleterre définitivement, sans billet de retour. Mais qui voudrait y retourner, dans ton ancienne vie, dans cet appartement minable à pleurer, aux murs jaunis, hanté par ton père et ton frère, dealers de leur état ? C’est à dix ans que tu as commencé à monter le projet qui te permettrait de t’échapper. Et huit ans plus tard, le jour de ton anniversaire, t’y voici enfin.

- Sören ! te hèle une voix familière.

Tu te retournes et une tornade s’abat sur toi : l’amie que tu attendais est venue te chercher à la gare et te serre maintenant dans ses bras. Vous vous êtes rencontrés il y a un an à Berlin alors qu’elle y séjournait brièvement, et vous êtes restés en contact, si bien que lorsqu’elle a apprit que tu cherchais un endroit où atterrir, elle a immédiatement offert de t’héberger.
Heureux, tu lances tes premiers mots en anglais, alors que dans ta gorge roule, guttural, ton accent allemand. »


« D’un coup de talon, t’écrases ta clope sur le trottoir. Celle-là, tu l’as fumé pour te calmer, parce qu’une boule occupe l’espace de ton estomac, et une autre se loge dans ta gorge. Tu flippes, t’es tout seul de l’autre côté du trottoir que cette large maison blanche occupe et  t’es mort de trouille. T’hésites à revenir le lendemain, ou la semaine prochaine. Et puis finalement non, tu retrouves un peu de courage, tu « prends tes couilles à deux mains » comme on dit et tu traverses bravement la rue pour aller sonner. T’as envie de te barrer, et tu pries pour qu’il n’y ait personne.

Loupé, la porte s’ouvre sur une jolie brune, qui te regarde d’un air interrogateur.

- Oui ?
- Heu... Bonjour. Est-ce-que... Enfin est-ce-que ta mère est là ? Et heu... est-ce-que je pourrais la voir ?

Tu causes en allemand, parce que tu te doutes que c’est la langue qu’on parle, dans cette maison. De plus en plus éberluée, la fille te dit d’attendre là. Lorsque tu te décides enfin à partir en courant, une grande femme blonde apparaît dans l’encadrement de la porte. Et là, t’as envie de t’évanouir, tout simplement. Tu l’imaginais un peu comme ça, en fait. Blonde, angélique, très belle. Grande et mince. Parfaite.

- Que puis-je pour vous, jeune homme ?

Tu prends une grande inspiration, et d’un coup, t’es sur de toi. Parce que de toute façon, y’a pas dix milliards de trucs à dire.

- Bonjour madame, je m’appelle Sören. Et j’suis votre fils.

Ça fait son petit effet, au moins t’es pas déçu du spectacle, t’as pas payé le métro pour rien. Elle ouvre de grands yeux, elle pâlit, elle rougit, elle ose plus te regarder. Et puis quand elle relève la tête, elle a les larmes aux yeux, et elle te prend dans les bras tout en éclatant en sanglots. Le nez dans le cou de cette mère que tu n’as jamais connu, tu as envie de pleurer toi aussi. Parce que le parfum qu’elle porte, tu as beau ne jamais l’avoir senti, tu le trouves rassurant. Comme si l’instinct te poussait à savoir que c’est cette odeur parmi toutes les autres qui est celle de ta maman.

Quelques minutes plus tard, tu es assis dans un immense canapé en cuir blanc, que tu as presque peur de salir si tu bouges ne serait-ce que le petit doigt. Face à toi, dans la réplique du sofa, se trouve ta réplique à toi. Une jeune fille brune, au teint pâle, et aux yeux bleus limpides. Ses traits sont réguliers, sa peau semble veloutée, elle est tout simplement parfaite. Tu crains de poser la question qui te brûle les lèvres, celle qui confirmera tes doutes.

- Alors t’es...
- Oui.

Elle a répondu un peu précipitamment, et maintenant elle baisse la tête, gênée, rosissant à vue d’oeil parce qu’elle sait que tu l’observes. Elle sait que tu sais comme tu sais qu’elle sait.
Heureusement, ta mère arrive avec une tasse de café qu’elle te fourre dans les mains pour interrompre ces touchantes retrouvailles fraternelles. Puis elle prend place à côté de toi, te couvant du regard comme si tu allais t’envoler. Comme tu ne sais pas trop quoi dire, tu racontes comme tu es parti de Berlin, et comment tu l’as retrouvé, elle, et cette grande maison blanche.

- Maintenant, tout va aller mieux mon chéri ! Tu vas pouvoir revenir vivre avec nous ! se réjouit ta mère, en posant une main sur ton bras.

C’est sans compter tes plans à toi.

- Non.

Ce n’est pas ta mère, et là-bas, ce n’est pas ta sœur jumelle non plus. Ce ne sont que des parfaites inconnues, que tu as rencontré il y a à peine une demi-heure.

- Mais, pourquoi ? souffle maman, qui ne s’attendait visiblement pas à un refus aussi catégorique.
- Il fallait pas m’abandonner il y a dix-huit ans.

Tu poses la tasse vide sur la petite table en verre, et tu te lèves. Ce que tu viens de dire n’est que la pure vérité : il y a dix-huit longues années de cela, elle t’a laissé à ton père, partant pour Londres en n’emportant qu’un seul bébé. Parce qu’elle voulait se protéger, en laissant la moitié du gâteau à l’homme avec qui elle avait fait deux enfants par erreur. Tu n’es que cela, Sören, une erreur, une capote qui a craqué comme on dit plus communément. Ta mère a trompé son mari, à l’époque où ton géniteur n’était pas encore gros et repoussant, mais simplement drogué, alcoolique et violent. Vous auriez pu croupir tous les quatre dans le HLM miteux où tu as vécu trop longtemps, mais maman a pris son destin en main et s’est lâchement tirée avec ta soeur dans les bras, suivant son mari en Angleterre, loin des poings de ton père.
Savoir que tu n’étais pas désiré ne t’ennui pas tellement, au fond. Mais tu t’es toujours demandé pourquoi c’est toi qu’on a condamné à cette enfance malheureuse, et pas elle. Pourquoi c’est cette jolie brune aux yeux bleus qui a grandit dans la grande maison blanche.
Alors tu t’en vas, presque désespéré de ne pas avoir réussi à considérés ces deux femmes comme ta famille. »


«  - Sören ! On a encore reçu des factures !

C’est ta colocataire qui couine encore, parce que c’est de nouveaux papiers qui s'amoncellent encore dans le dossier des impayés. Et que vous commencez à être à court de thune, parce que certes, t’es mannequin, mais à force de te payer des t-shirt à 400 balles, ça suffit plus.  Avec un soupir, tu lui dis de ranger ça, que tu t’en occuperas plus tard. Heureusement qu’elle est là, parce qu’avec ta tendance au bordelisme chronique, t’aurais tôt fait de l’égarer, ta paperasse. Du coin de l’oeil, tu peux voir ta chambre par la porte ouverte : un joyeux bazar, des monceaux de fringues qui s’accumulent sur le sol, tes étagères qui croulent sous les livres, des photos accrochées aux murs pèle-mêle, des vieilles bouteilles de bière, de whisky, de vodka, un cendrier plein, ton lit défait. En silence, tu tires sur ta clope, en te disant qu’il faudrait que tu ranges, un jour. Puis tu reportes ton attention sur ton Mac flambant neuf, tout en écrivant la dernière ligne de l’article que tu vas poster dans quelques minutes. Une série de photos de toi faites par un ami, photographe amateur, accompagnées d’un court texte de ta main et d’un autre plus long, que tu as déniché dans un livre. Ton blog, « Der Kaiser », référence à peine cachée à ton nom de famille qui signifie « Empereur » en allemand, c’est ton agent pour le mannequinat qui t’as conseillé de le débuter. Ça plait aux fans, parait-il, parce que tu leur montre un petit bout de ta vie. Et puis, tu commences à être pas mal connu, tu t’es déjà fait aborder dans la rue pour une photo, que tu ne manques jamais de poster sur tweeter, parce que tes fans, tu les aimes. Si ils savaient qu’au fond, ta vraie vie c’est surtout de faire la bouffe et de payer des factures ... Bon, y’a pas que ça bien sûr, et tu leur montres souvent les fêtes que t’organises, parce que tu commences aussi à te faire un nom là-dedans. T’es le meilleur pour trouver les endroits les plus improbables où foutre le bordel le temps d’une soirée, et le cas échéant ton appart fait très bien l’affaire. Après tout, à Berlin, on sait mieux que nul part s’éclater. »

→ Mais je t'en prie, assieds-toi donc... Tu tombes bien, je reprendrais bien un... un verre. Tu me l'offres ? Bien sûr que je te l'offre, tout ce que tu veux même, comment refuser quelque chose à une ausi belle demoiselle? Tu prends quoi, au fait?

→ Une triple vodka pour moi, de façon au point où j'en suis tu sais, je suis plus tellement à ça près. Et puis de toute façon, ça aide à voir les choses plus belles, tu crois pas ? Ouais, j'pense que t'as raison. Tu veux une clope? Boire, ça aide à oublier, et puis j'aime bien la sensation que t'éprouves quand tu commences à être bourré. Voir le monde tanguer, et plus réussir à réfléchir, ça repose au fond.

→ Je bois souvent, moi, il faut croire que les choses ne sont pas si belles dans ma vie de tous les jours... Je crois que c'est à cause de l'amour, quelque chose comme ça. T'as déjà été amoureux, toi ? Moi j'suis amoureux de la vie. La vie c'est merveilleux, alors j'arrêterai pas de l'aimer tant que j'aurai pas réussi la mienne. Mais sinon, ouais, j'ai déjà été amoureux, bien sûr. Je tombe tout le temps amoureux, moi, d'ailleurs. Genre cinq fois par jour, j'ai un crush, en général sur une fille que je connais pas et que je recroiserai jamais, comme dans ce poème de Baudelaire. Tu connais Baudelaire? Mais si j'tombe amoureux vite, j'oublie vite aussi, faut croire que j'ai de la chance.

→ Moi je suis amoureuse de mon professeur de psycho qui n'est plus mon professeur mais entre nous, c'est impossible. Un peu comme Romeo & Juliet, d'ailleurs, ce qui est assez drôle mine de rien. Tu fais quoi dans la vie, sinon ? J'suis étudiant en philo à Cambridge. Ouais, sérieux. Parait que j'suis intelligent, ouais, la modestie c'pas trop mon truc. Non mais sérieusement, j'fais le bellâtre aussi, c'est moi sur la pub de Zadig&Voltaire de cette saison. Mais j'préfère la philo, question d'intérêts. D'ailleurs j'tiens un blog aussi, "Der Kaiser".

→ Oh c'est drôle ça. Enfin non, d'ailleurs, pas tellement. Moi je suis actrice, ça c'est drôle tu trouves pas ? Tu veux un autographe ? Merde, t'es actrice? Tu dois pas être hyper connue, sans offense hein, parce que j'te connais pas. Mais viens, on prend une photo de nous ensemble et j'la poste sur Tweeter, ça serait stylé non?

→ Je crois que je vais t'embrasser maintenant, j'en ai vraiment trop envie. Non en fait, j'en suis sûre, tiens. T'embrasses bien, ça va. Tu viens souvent ici ? Parce que j'ai l'impression que c'est la première fois que je te vois, et pourtant je suis une habituée. J'viens pas trop dans ce bar-ci, d'habitude j'suis au bar latino en bas de la rue. Mais j'me suis fait jeter par le barman hier soir parce que je foutais la merde, alors j'vais me faire oublier quelques temps j'pense, avant d'y retourner.

→ Je vois. Mais, tu es venu tout seul ou tes amis sont dans le coin ? T'as des amis, pas vrai ? Des potes j'en ai une flopée, c'est justement pour ça que j'ai besoin de venir seul parfois, parce que sinon je suis jamais seul.

→ Et en dehors de tes amis, tu es célibataire ou pas ? Ouais, j't'ai dis, je tombe facilement amoureux. Trop facilement pour pas être célibataire, si tu vois c'que je veux dire.

→ D'accord. Et tu vis chez tes parents ou tu as ton propre appartement ? J'ai mon appart, encore heureux. Ça fait, attends voir, quatre ans que j'me suis tiré de chez mon père, j'viens de Berlin en fait.

→ Super, on peut aller chez toi alors ? Ouais, je crois que ma coloc est pas là ce soir, donc l'appart est libre... D'ailleurs, tu sais quoi? Je crois que cette nuit je serai amoureux de toi.