NEL ✰ Everything that drowns me makes me wanna fly.

Je n'arrive pas à me souvenir de mon plus ancien souvenir. En fait, j'en ai plusieurs que je considère comme anciens, sans que je puisse réellement réussir à les dater. En plus, ce ne sont pas  des souvenirs à proprement parler, mais des images, animées, des gifs de mon enfance. Je revois mon père tapoter des doigts sur son bureau couleur ébène lorsqu'il commençait à s'énerver, et jouer un véritable concerto pour piano muet lorsque la fureur le gagnait vraiment. Je me souviens également avoir passé de nombreuses nuit à dormir dans le lit de ma belle-mère, une italienne au fort accent en anglais. Je devais avoir trois ou quatre ans, et instinctivement, je m'inquiétais quand mon père n'était pas là. Je ne comprenais tout simplement pas à l'époque. D'ailleurs je dois avouer qu'en comprenant, mon inquiétude et mon anxiété pour lui n'ont fait qu'augmenter. Je n'ai pas de souvenir de ma mère, pas de souvenir d'enfance j'entends. Je ne la revois pas m'emmener au parc, je ne la vois pas s'amuser dans la piscine avec moi, je ne la vois pas partir en vacances en famille. Dans tous ces souvenirs, je revois Alissia, ma belle-mère. J'ai passé trois, ou peut être quatre ans sans ma mère, sans jamais la rencontrer. Et puis un jour, mon père m'a enmené voir cette femme. Une grande blonde, que je me suis représenté pendant des années comme une femme froide, une géante perchée sur des talons hauts et bruyants. Instinctivement, je ne l'ai pas aimé, et elle me l'a bien rendu. Je pense que je me souviendrais toujours de cette photo mentale, ce portait que j'ai gardé en tête depuis cette rencontre, de cette femme au regard sans chaleur. La question de ce regard m'a d'ailleurs toujours hanté : qu'est ce que j'avais bien pu faire pour ne pas du tout compter à ses yeux? Je la revis quelques fois ensuite, une à deux fois par années, des visites presque protocolaires, imposées, ininteressantes. Elle me posait des questions, semblait, en surface, s'interesser à moi, mais son regard ne changeait pas d'un iota. Instinctivement, je me suis méfié d'elle, j'ai fait confiance à ce que je pouvais lire dans ses yeux. Et j'ai continué à croire en mes compétences de lecture : c'est à dire que je juge les gens par ce que j'arrive à déceler dans leurs yeux. Apres tout, c'est le miroir de l'âme, d'apres ce qu'on dit. On exprime tout par le regard : la peur, l'amour, la trahison, la joie, la haine. Et puis, si on est doué, voire très doué, on peut décider de ce que va laisser parraitre son regard, pour mieux manipuler les autres? Oui, entre autres choses. Mais il faut avoir ce talent, celui de ne pas se faire prendre. En somme, il faut être doué. Et je suis extrêmement doué.

Je pense tenir ça de mon père. Avant d'aller plus loin sur le sujet, il faut savoir qu'il était tout pour moi. Il représentait l'entièreté de ce que je considérais comme une famille. Alissia comptait pour moi également, mais elle fut remplacée à mon onzième anniversaire par une française répondant au prénom de Marie, qui, suivant presque l'exemple de ma véritable mère, n'avait pas vraiment l'air de se soucier de moi. Revenons à mon père. Pour moi, c'était un exemple, même si je n'ai jamais apprécié son secteur d'activité. Disons que j'admirais les qualités qu'il avait, cette solidité, ce tempérament fort qui lui permettait de régler n'importe quel type de situation. J'aurais aimé être comme lui, mais il se trouve que je suis clairement lucide sur ce que je suis, à savoir lunatique au possible, téméraire dans l'action, et réfléchi dans la pensée, fier ( trop?) mais surtout arrogant. Je le sais, je m'en rends compte, mais changer ne me semble pas être une option. J'aurais pu être différent, mais on m'en a privé. Je ne suis pas le genre de personne à geindre ou se plaindre, mais je sais tout de même repérer les éléments perturbateurs de ma vie : ceux qui ont fait qui je suis. En tête du hit parade, l'assassinat de mon père. Soyons honnête, cet événement est purement subjectif. Vous, vous l'avez surement lu dans les journaux il y a quelques années, et vous vous en êtes surement réjouis, ou tout du moins, vous avez trouvé l'acte mérité. Moi, je l'ai pris comme la fin de l'enfance, de l'innocence même si j'étais déjà un ado. C'est vrai, pour vous il était un baron criminel, pour moi il était un père, là réside la nuance. James Isaac Lewis a régné sur les activités criminelles de Londres pendant un bon moment, plus d'une quinzaine d'années. Il avait ses méthodes – il réglait les gros problèmes lui même-, ses fidèles – des hommes que je voyais souvent chez moi et qui m'appréciaient beaucoup – et ses fans – un bon paquet de londoniens s'adonnaient au vice. Il donnait dans différents milieux : les paris, les meurtres, et les trafics en tout genre. Drôle de manière d'éduquer un enfant à la bonne morale, mais notamment, j'appris vite des notions de botanique et de chimie ( plus la THC est haute dans le cannabis, plus le consommateur reviendra; un opioïde bien coupé rapporte une fortune). Je fus donc également introduit rapidement à la notion de marché, et à la loi de l'offre et de la demande. Mon père s'assura pendant longtemps que je ne voyais pas trop ses affaires, puis à mesure que je grandissais, il m'expliqua son business. Je ne le pris pas comme un choc, après tout j'avais été élevé là dedans, mais je m'inquiétais pour lui. Et puis, je me suis mis à m'inquiéter pour moi. Devrais-je moi aussi faire cela? Devrais-je vivre avec ça toute ma vie? L'idée ne me séduisait pas. L'argent coulait à flot mais je rêvais de normalité. Enfin, jusqu'à sa mort, ensuite je me suis mis à faire des cauchemars.

Le téléphone sonnait et résonnait dans l'immense maison dans laquelle je résidais. Nous habitions en lisière de Hyde Park et je voyais que le jour ne s'était pas levé depuis bien longtemps. Marie n'était pas là, elle et mon père étaient partis en France. Elle pour voir sa famille, lui pour affaire. J'en avais profité pour boire des bières avec des amis jusqu'au petit matin, et je ne devais dormir que depuis moins d'une heure. Je me levais avec beaucoup de mal et titubais jusqu'au téléphone. Je ne répondais que par un grognement. J'entendais, à l'autre bout du fil, la voix d'un des «  amis » de mon père, celui-ci m'annonçant que mon père était mort. Je ne savais pas si c'était l'alcool que j'avais dans les veines, la fatigue, ou si c'était une mauvaise blague, mais je sentis le sol se dérober sous mes pieds, puis le contact de ma tête heurtant le sol, et enfin, j'entendis le téléphone heurter le plancher et se briser. Et puis, le noir total. Un blackout de quelques minutes, de quelques heures, je n'en savais rien. Je ne savais pas non plus si j'avais rêvé ce coup de téléphone ou non. Je remontais dans ma chambre, enjambant quatre à quatre les marches, mon coeur cognant contre ma cage thoracique, mes poumons ne suivant plus le rythme de mes inspirations. J'avais décidé de me poser dans le bureau de mon père, d'emprunter son téléphone pour essayer de joindre une de ses connaissances. En même temps que je cherchais un numéro, j'avais mis en route son ordinateur. Et là, la principale page d'information me renseignant. Elle affirma aussi toutes mes craintes. Je me considérais maintenant comme orphelin. Ce ne fut que le lendemain que j'appris par quelle main il avait périt. Par celle d'une gamine. D'une putain de gamine. Mon impulsivité se fit ressentir pour la première fois à ce moment là, quand, armé d'un pistolet avec silencieux que j'avais trouvé dans le bureau de son père, je me décidais d'aller faire justice moi-même. La bonne vieille loi du talion, oeil pour oeil, dent pour dent. Arrivé à la gare de Saint Pancras, alors que je m’apprêtais à passer au détecteur de métal, je revins à la raison. Je n'allais pas pouvoir passer, je n'allais pas pouvoir me venger d'elle comme cela. Jetant un dernier coup d’œil à l'Eurostar, je fis demi-tour, me jurant que pourtant, je me vengerai d'elle.

Les années passèrent. Marie resta en France, et n'obtint rien de l'héritage de son ancien compagnon. C'est moi qui fut l'unique personne à qui revint tout. La maison, les comptes licites comme illicites. J'acceptais de céder « l'affaire » à un des plus proches amis de mon père, quelqu'un qui, je le savais, serais comme lui. Même malgré cela, j'étais multi-millionnaire, en euros, en livres, dans toutes les monnaies du monde. Et j'avoue que ça m'a bien aidé à noyer mon chagrin. Je me mis à avoir l'existence dissolue de tout bon londonien en peine : alcool, cher ou non, substance prohibée m'étant fournies rapidement et gratuitement, et filles faciles. Mais tout cela ne faisait que me rappeler mon père. Alors je ne gardais que l'alcool. Au bout d'un an de cette vie fatigante, je me réveillais. Il y a un jour, ce matin-là précisément, où vous avez l'impression que votre vie vient de prendre un tournant capital. J'avais eut cette sensation le jour du meurtre de mon père, et j'avais aussi cette sensation aujourd'hui. L'étrange réalisation que maintenant je peux accéder à la vie que j'ai rêvé, cette vie normale, hors de la criminalité et du grand banditisme. Je dois avouer que j'ai eut de la chance, Lewis est un nom particulièrement populaire et diffusé en Angleterre, ainsi, quand je remplis mon formulaire pour Cambridge en y glissant une jolie enveloppe d'argent, ils ne firent surement pas le rapprochement avec le barron du crime assassiné. Et c'est ainsi que je commençais une nouvelle vie, une vie non pas vraiment de quelqu'un de rangé, mais un vie loin de ce milieu que je n'avais jamais voulu connaître. Pourtant, assez fréquemment, j'avais les anciens associés de mon père qui m'appelaient, pour prendre des nouvelles, voire essayer de me faire revenir de leur coté de la force. Mais mon entrée à Cambridge m'a fait comprendre de l'importance de tourner la page, de prendre cette nouvelle vie à bras le corps. Je changeais un peu, pour mieux m'adapter. Je m'inventais des parents perpétuellement en voyage, une vie de gosse de riche, crédible grâce aux livres infinies sortant de mon porte-feuille. Je devins aussi ce type qu'on voit à beaucoup de soirée, ce gars au regard bleu qui semble lire en vous comme dans un livre ouvert, quand l'inverse ne fonctionne pas. Je dois avouer que j'ai eut pas mal de conquête au sein du campus, comme en dehors, que les verres se sont enchainés parfois plus vite que les musiques et que la fête est devenu un royaume dans lequel je me sens bien. Et puis, ensuite, j'ai choisi de faire de l'économie. C'est ce qui au fond, me plaisait, m'attirait. J'avais pris goût à cette nouvelle vie, plus normale, mais riche sur tous les plans. Et puis, un jour de pluie, alors que je ne pensais plus que mon monde pouvait s'effondrer, le sol se fendit de nouveau sous mes pieds. Elle était là.

Elle. Dans mon université. Dans ma ville. Dans mon pays. Dans mon monde. Elle. Instinctivement, je mordis l'intérieur de mes joues, et mes doigts se mirent à pianoter sur le bois qui se trouvait à coté de moi. Qu'est ce qu'elle faisait là. N'avait elle pas suffisament gaché ma vie en assassinant mon père? Je m'étais calmé, je n'avais pas cherché à la tuer car la Manche nous séparait, mais maintenant. Mes envies de vengeance m'ont repris d'un coup. Une envie de violence aussi, de lui faire payer ce qu'elle m'a prit. Je dois avouer que de telles pensées n'étaient pas revenues depuis que j'avais réussis à faire le deuil de la mort de mon père, mais la voir ici, sur le campus, me rendait presque paranoïaque. Mon esprit n'arrêtait pas de penser qu'elle voulait enfoncer le couteau dans la plaie, qu'elle était venue pour continuer à gâcher l'existence d'une personne qu'elle ne connaissait pas : moi. Mais la raison m'est revenue assez rapidement, je réalisais que c'était impossible. Le hasard faisait parfois extrêmement mal les choses. Mais au final, ce n'était peut être pas si mal. Je pourrais peut être avoir ma vengeance, si j'agis méthodiquement. Mon père me disait que les bons vieux proverbes n'était souvent, pas si faux qu'on le pensait. Garder son ami pres est une chose, garder son ennemi encore plus pres en est une autre. Alors voilà ce qu'il fallait faire, se rapprocher d'elle, et l'atteindre. Viollement. Elle.