INTRIGUE : REOUVERTURE DU CARLING

Gina était tout à fait prête. Tablier noué autour de la taille par dessus son uniforme, stylo neuf et carnet glissés dans la poche de ce dernier, chaussures confortables aux pieds, elle était parée à accueillir l’envahisseur. Jason l’avait prévenue que le Carling était une entité bien particulière aux yeux de certaines personnes, et qu’il fallait s’attendre à un raz-de-marée dès que le bar ouvrirait ses portes, dans 3.. 2.. 1.. Elle observa son patron inspirer un grand coup avant de déverrouiller la porte. Tout devait être parfait, ils étaient sous pression depuis deux jours. Gina était tombée sur l’annonce que Jason avait publiée sur internet, et s’était directement rendue au Carling pour lui apporter son CV. Elle l’avait également aidé à tout mettre en place pour le grand soir. Le moins qu’on pouvait dire, c’est qu’il avait des idées, et le thème années 50 avait bien plu à l’italienne… jusqu’à ce qu’ils parlent de rollers. Elle avait un vague souvenir d’elle, à 8 ans, en train de dévaler la pente devant la maison de ses parents avec pour seul moyen de s’arrêter l’option de se jeter dans le fossé -et elle l’avait fait. Courageuse et déterminée à bien se faire voir par son nouveau patron, elle avait tout de même enfilé les patins et s’était mise sur ses jambes, tremblant comme un poulain nouveau-né. Cependant, après deux chutes et un plateau renversé, Jason avait dû revoir ses ambitions à la baisse et se contenter d’un joli déguisement des fifties pour ses employés.
A peine le panneau avait-il été tourné sur « Ouvert » que les premiers clients investissaient le bar. Au fond de la salle, la chanteuse qui avait été engagée pour la soirée (apparemment une célébrité d’Oxford qui avait bien connu les tabourets du Carling premier du nom) s’installait sur la scène prévue à cet effet. Le groupe d’hommes qui s’installa au bar commanda une première tournée de bières, et Gina s’appliqua à les servir rapidement et proprement. Heureusement qu’elle avait déjà travaillé en tant que serveuse à Capri. Elle lança un clin d’œil à Jason pour lui signaler que tout se passait bien -pour le moment du moins.

Nerveux ? Non il n'était pas nerveux. Tout allait bien se passer, tout allait bien se passer, tout allait bien se passer. D'accord, ok, peut-être était-il un peu nerveux. Après tout, il travaillait sur ce projet depuis des mois et c'était une opportunité qui ne se présentait pas deux fois dans une vie. Il fallait que ça marche ou il aurait fait tout ça pour rien. Pas lui seul d'ailleurs, Faure et Rose auraient investi pour rien si l'ouverture se passait mal. Jusque-là, il avait géré comme un chef or so they said, alors ce n'était pas le moment de faire le con.

Le bar était prêt et après un dernier coup d’œil à la salle vide, Jason tourna le panneau de la porte, indiquant ainsi aux premiers badauds qui attendaient devant l'établissement qu'ils pouvaient entrer. Il recula pour les laisser passer, souhaitant bienvenue aux visages familiers comme aux inconnus. Gina, un peu plus loin, lui adressa un clin d’œil qui se voulait rassurant. Il acquiesça avec un bref sourire. Tout se passerait bien, ils savaient tous quoi faire, ils connaissaient leur boulot. Aucune pression, vraiment pas et si ses mains tremblaient légèrement, c'était en raison du manque de sommeil.

Au fond, ils avaient tout pour réussir. Le thème de la soirée avait été très bien accueillis par les employés, même s'ils avaient dû rapidement abandonné l'idée de mettre tout le monde sur des rollers. Avoir Carolyn Stowe derrière un micro pour l'ouverture était indéniablement un plus et la réputation oxfordienne du Carling ferait le reste. Du moins Jason l'espérait. Pour y avoir longtemps travaillé, il savait que ce bar et son nom, surtout, avaient une signification bien particulière pour les habitués. Il y avait une ambiance, des souvenirs attachés à ce bar et il espérait sincèrement que ce serait suffisant pour lui permettre de décoller à Londres.

Il gagna le bar et y abandonna la veste du costume loué pour l'occasion. Tant pis, il ferait sans. De toute manière, il allait déjà devoir supporter le nœud papillon toute la soirée, inutile de s'encombrer de trop. Après tout, personne ne lui en tiendrait rigueur après avoir goûté à l'un de ses mojitos. Si tant est qu'il n'avait pas perdu la main.

« Je pars ». Textota t-elle à Vicky. Elle devait  rejoindre elle et les autres pour la soirée, qui s’était organisée, un peu au dernier moment, mais qui ne promettait pas moins d’être réjouissante. Lorsqu’elle avait entendu parler de cette petite sauterie au Carling, il était devenu évident qu’elle devait en être. Tant pis si pour ça, elle devait être frustrée d’avoir dû s’interrompre dans son jeu, alors qu’elle était à une étape charnière qu’elle rêvait de franchir pour pouvoir regarder se dérouler la suite de l’histoire.

Partie ? Pas tout à fait, mais d’un autre côté, elle n’avait pas envie d’être en avance, alors que les festivités n’avaient même pas commencées. Elle préférait être dans le feu de l’action, et non pas être de ceux qui observent la scène de loin par manque d’audace. Et puis elle était prête de toute façon. Il y avait juste un petit détail, qu’elle devait régler, en passant par la cuisine.

- J’ai plus de monnaie maman, t’en a à me dépanner ?

- Qu’est-ce que tu as fait de ce que je t’ai donné, il y a trois jours ? Sa mère avait l’habitude, ce qui l’avait rendu suspicieuse, avec le temps.

- Non mais oui, mais c’était pas pour la même chose… un peu de marchandage plus tard, elle obtint ce qu’elle voulait et fourra les billets dans la poche de sa veste en jean. Elle allait bien s’arranger pour se faire payer un verre ou deux, ou plus, pendant la soirée, mais c’était quand même toujours bien utile, d’avoir un peu de marge…

Elle aperçu ses potes au bout de la rue, un moment plus tard, lorsqu’elle finit par arriver à destination, leur lança un sourire, mais n’accéléra pas pour autant sa démarche, assez contente de se faire languir. Le Carling était non loin de là, et lorsqu’ils poussèrent sa porte, comme ils l’avaient prévu, l’ambiance était déjà bien énergique, et la jeune femme se sentit tout de suite conquise par l’effort réalisé pour les clients : l’atmosphère, la musique, les prix attractifs… Ils mirent plusieurs minutes à trouver une table libre où s’installer, autant dire qu’ils n’avaient pas intérêt à la lâcher de la soirée ! Reese ôta le surplus de vêtements qui lui tenait bien trop chaud ici, se contentant de porter une jolie petite robe rouge, légère, annonçant qu’elle allait chercher leur commande au bar. Elle aimait prendre les devants, se sentant incapable de tenir en place.

Elle attendit que le garçon à la crête sur la tête ait terminé de servir les deux nanas à sa droite, avant d’énoncer à son tour ce dont elle avait besoin :

- Alors, pour moi ce s’ra, une bière, deux mojitos, un ti punch, et une tequila sunrise ! Elle pianota quelques instants avec ses doigts sur le bar, avant de finalement s’y accouder, afin de laisser le barman s’atteler tranquillement à ses demandes. J’ai hâte de vérifier si les mojitos sont à la hauteur de leur réputation… lui confia t-elle. Oh bien sûr, elle l’avait reconnu, quand on vit la nuit, il y a des choses qui finissent par se savoir. Et elle n’en était pas non plus à sa première tournée des bars… Vous avez fait comment pour la déco, les tenues et tout ? Non parce que ça marche vraiment super bien ! Elle discutait avec lui comme s’ils étaient amis depuis un moment. Elle n’allait quand même pas attendre ses boissons, les bras ballants ! Ca donne un certain charme, le côté rétro.. !

Elle agita une de ses mèche bouclées, en la faisant tournicoter autour de son doigt, avant de la replacer avec agilité derrière son oreille. Séductrice ? Elle n’y avait même pas pensé ! Il y a simplement des attitudes qu’on adopte naturellement…

Vieeeeeeeeeeeeens, je suis au carling et je  m'ennuieeeeeeeeeeees fut le texto que Lyall reçu ce soir-là. Non fut la réponse qu’il donna, sans plus de cérémonie, pensant, allez savoir pourquoi, qu’on en resterait là. Grossière erreur, bien sûr, que quelqu’un d’aussi initié au Connor Bartonnisme n’aurait normalement pas dû comettre. Mais que voulez-vous, l’espoir fait vivre, comme on dit, et Lyall avait été tellement déterminé à rester engoncé dans ses couvertures et à rattraper son retard dans The Flash – il trouvait cette série, pour une raison qui le dépassait complètement (c’était la CW, quand même) extrêmement attendrissante, et avait un léger crush sur l’acteur principal, ce qui aidait beaucoup, il faut bien le dire – qu’il avait cru un instant que peut-être, exceptionnellement, il pourrait être tranquille, pour une fois. Wishful thinking. Vingt-cinq textos (c’était du harcèlement, c’est pas possible, il fallait faire quelque chose), une tenue potable trouvée au fin fond de son armoire, et quelques stations de métro plus tard, Lyall se trouvait enfin en chemin vers ce bar – le… quoi ? Clarin ? Plaring ? Maring ? – une moue maussade sur le visage. Il n’avait vraiment pas eu envie de venir, et c’était bien parce qu’il s’agissait de son meilleur ami, et qu’il lui cédait toujours (et qu’il avait tellement de choses à se faire pardonner, dernièrement, une partie de son cerveau pris un malin plaisir à lui rappeler), qu’il avait fait l’effort.

Il eut un petit moment de pause en pénétrant dans le bar, le temps d’admirer la déco. Il devait l’admettre, ce n’était pas mal du tout. Il lui parut tout de suite évident que le thème de la soirée était les années cinquante – ce que Connor, malgré tous ses sms, n’avait pas pensé à préciser – et que l’organisateur n’avait, en  somme, pas trop mal réussi son coup. Le jeune homme se décida donc à pénétrer plus avant dans l’endroit, se disant qu’il allait rester le temps que Connor trouve un mec avec qui finir sa nuit, et puis rentrer se coucher. Une autre fois, cela l’aurait mis dans une humeur exécrable, mais là, il essayait de faire des efforts. Depuis qu’il avait craqué et s’était plus ou moins déchainé contre un Connor Barton complètement ahuri, il avait l’impression que les deux garçons marchaient sur des substances jaunes dégoulinantes sur les cheveux de Caro quand ils étaient en présence l’un de l’autre, et il avait horreur de ça. Alors, il essayait au mieux de faire plaisir à son meilleur ami, de rattraper ses erreurs. Et si cela voulait dire le voir partir avec un autre, then so be it. Il devait le laisser vivre sa vie, plus que toute autre chose. « Un Sex on the beach » dit-il au barman avec un sourire poli, en s’asseyant aux côté de son ami de toujours, qu’il avait enfin repéré parmi toutes les autres têtes. « T’as de la chance que je sois le pote le plus extraordinaire du monde » lança-t-il à celui-ci en guise de bonjour, son sourire maintenant sarcastique. Normalité. Tout ce qu’il fallait, c’était rester dans la normalité.

The facts were these : Lyall semblait avoir, depuis quelques temps, de plus en plus de mal à cacher ses sentiments, et l’immense culpabilité qu’il ressentait, mélangée à une intense frustration et un désespoir sans nom – et peut-être un peu de ressentiment, mais il se châtiait pour ça, car il était le seul responsable, il le savait – rendaient la situation très tendue pour lui, malaise qui avait atteint son paroxysme il y a une dizaine de jours, quand il avait tout simplement agressé son meilleur ami, crié dessus. Lyall avait merdé, en beauté, et depuis, il tentait tant bien que mal de réparer les dégâts, mais c’était loin d’être facile. Il lui était de plus en plus difficile de continuer à agir normalement avec Connor, comme il l’avait toujours fait, en ignorant tout bonnement ses sentiments et en jouant le rôle du meilleur pote un peu cynique et faussement agacé par ses idioties. Il essayait néanmoins, parce qu’il se devait de le faire, pour le bien de leur histoire, et c’est pour ça qu’il s’était rendu sans trop de difficulté cette fois-ci, contrairement à d’habitude. Il faut dire qu’en général, pour que Connor arrive à le sortir – quand il y arrivait, ce qui était loin d’être toujours le cas – il lui fallait au moins le double du sms, et une bonne heure et demi d’argumentation. Mais cette fois-ci, il avait fait l’effort, parce qu’il savait qu’il avait besoin de rassurer Connor sur la solidité de leur amitié, de lui montrer que, même s’il y avait eu un petit dérapage, il était toujours son meilleur ami, son frère.

C’était entièrement pour Connor qu’il faisait ça, même s’il devait avouer qu’il appréciait plus qu’il ne l’aurait cru cet endroit, le Carling. La déco type années 50, l’ambiance plutôt posée et détendue, tout en étant animée par le bruit des conversations, la qualité des sièges, et des boissons, à ce qu’il pouvait voir, se combinaient pour former un ensemble agréable, ni too much, ni pas assez. Le jeune garçon salua allègrement son meilleur ami, prêt à jouer le jeu jusqu’au bout, et s’installa en attente de sa boisson. La question de Connor, soudaine, inattendue, manqua le faire tomber de son tabouret, mais heureusement pour lui, ce n’était pas la première fois qu’un mot ou une action de son meilleur ami le déstabilisait complètement, et il sut garder parfaite contenance – il pouvait, non, devait, faire ça. De toute façon, s’il était honnête, il lui fallait bien avouer que plus que blessé par ses paroles, il en était… touché. La prévenance, l’envie de bien faire de Connor, étaient une démonstration des plus grandes qualités du jeune homme, celles qui l’avaient poussé à l’accueillir tant de fois chez lui quand il était petit, et faisaient de lui un être extraordinaire. Il sourit avec tendresse, avant de laisser échapper un petit rire. « Tu es si pressé de me voir déménager de la maison ? » répondit-il avec amusement, alors que sa boisson arrivait. Il remercia le barman, avant de la gouter du bout des lèvres. Yum. « Tu as déjà repéré la candidate idéale ? » reprit-il après en avoir avalé une plus large gorgée. Il pouvait faire ça.

Il n'avait pas spécialement envie de sortir et sans l'insistance de Boyd, de l'équipe de communication, Charlie aurait très certainement fini sa soirée au fond de son lit, devant un téléfilm ridicule ou un énième épisode de Dance Moms, une mauvaise habitude qu'il avait pris avec Jessie ces dernières semaines. Au lieu de ça, il avait écouté les conseils de son pote, lequel avait insisté sur la bonne presse que ça lui ferait et combien il était nécessaire d'éloigner toute rumeur de dépression. Il avait presque passé une heure dans la salle de bains, à s'assurer qu'il serait présentable. Rien de bien chic non plus, il ne s'agissait que d'un bar après tout et il n'avait personne à impressionner. Boyd, qui avait accepté avec joie de l'accompagner sitôt que l'idée avait passé les lèvres de Charlie, l'avait vu dans ses jours les plus sombres. Au moins, aujourd'hui, il était propre, il ne portait pas ses fringues depuis trois jours. Avec un peu de chance, on ne lui demanderait même pas de sourire.

Enfin, si, malheureusement si. Mais après tout, ça n'avait rien de surprenant. Il se traînait une malchance spectaculaire depuis quelques mois, alors il était inutile d'espérer quoi que ce soit, ça n'arrivait jamais. Les quelques paparazzi qu'il croisa sur le chemin lui aboyèrent au visage, espérant sans aucun doute obtenir une quelconque réaction, et lui demandèrent bien sûr de sourire un peu plus, parce que tu serais tellement plus mignonne sur la photo, Fitzwilliam. Excédé, Charlie leur répondit d'un élégant majeur, au grand dam de Boyd qui le pressa en direction du Carling. Il s'était toujours montré poli avec ces gens-là mais leur présence l'oppressait plus qu'autre chose depuis la mort de Nevil. Il n'avait pas envie de sourire et ce n'était pas les quelques cris de trois mecs qui faisaient leur beurre sur des photos volées qui allaient le faire changer d'avis. « That was rude » souffla Boyd, une fois qu'ils furent entrés. Charlie s'attarda un instant sur la décoration, ambiance fifties. Même les employés étaient habillés en accord avec le thème. Nice. « Whatever. J'ai soif » répliqua l'acteur en s'éloignant. Ça, oui, that was rude. Boyd était là avec lui et ça impliquait de rester avec lui une bonne partie de la soirée. Pas de le planter comme ça pour aller au bar et commander un verre. Il se posta à côté d'une jolie blonde en grande discussion avec le barman, dans l'idée de patienter jusqu'à ce qu'elle ait terminé mais elle n'en finissait pas de babiller. Ugh, people. « Vous avez fini ? intervint-il, agacé. Une vodka. S'il vous plaît » ajouta-t-il après une seconde. Après tout, ce n'était pas de la faute du mec derrière le bar si cette cliente prenait cent sept ans pour commander trois verres. Il lui jeta un bref regard. Elle n'avait pas l'air bien vieille. Etait-elle même suffisamment âgée pour être ici ? Bon, de toute façon, ce n'était pas ses affaires et si ce type aux penchants capillaires particuliers avait décidé de la servir, c'était son problème.

Le flot de clients qui investit les lieux calma un peu Jason. L'idée que personne ne viendrait l'avait traversé à plusieurs reprises. Gérer plusieurs commandes à la fois dans un bar bondé, il savait faire. Devoir faire face à un flop, un peu moins. Heureusement, le Carling résonna très vite des rires et des conversations de ses clients, et il gagna le bar d'un pas décidé. Une fois débarrassé de sa veste, il remonta les manches de sa veste et déserra un peu son nœud-papillon. Il se sentait ridicule là-dedans mais d'après Foster, c'était nécessaire. Elle était bien plus avertie que lui à propos du dress code réglementaire de ce genre d'événements, sans compter qu'il s'agissait de la seule tenue qui évoquait suffisamment les années cinquante sans trop s'y rattacher. Il avait beau être le patron, il avait dû se plier à ses propres règles quant au thème de la soirée.

Deux grandes brunes lui commandèrent des mojitos avec de grands sourires et sourcils froncés, il s'appliqua. Fut un temps où on ne lui commandait que ça, probablement parce qu'il n'était pas mauvais du tout. « Et voilà les filles » fit-il en leur tendant leur verre, avec le sourire le plus aimable dont il était capable. Il n'avait pas spécialement envie de jouer les jolis cœurs avec Foster qui ne tarderait pas arriver mais ça tenait presque de la condition sine qua non du boulot. Un bref coup d'oeil pour l'assemblée lui apprit qu'elle n'était pas encore là et il respira un peu plus librement lorsqu'une petite blonde attira son attention, pour une nouvelle commande. Il s'appuya contre le bar pour l'écouter, attentif tandis qu'à son côté, l'autre barman s'occupait du reste des clients. Elle voulait elle aussi des mojitos et il ne put s'empêcher de sourire fièrement. Oh, ce n'était peut-être qu'une coïncidence mais ça n'était pas désagréable, dans le genre hasard qui fait bien les choses. « J’ai hâte de vérifier si les mojitos sont à la hauteur de leur réputation » ajouta la jeune femme. Ok, donc ce n'était pas une coïncidence alors. Le sourire de Jason s'élargit et il attrapa le pot de feuilles de menthe, entamé quelques minutes plus tôt. « Gina, tu peux me servir une bière et un punch ? » lança-t-il à la jeune femme qui passait par là. Elle semblait plutôt à l'aise, maintenant qu'elle n'était plus juchée sur une paire de patins à roulettes. Heureusement qu'ils avaient abandonné l'idée. Ca aurait pu tourner au fiasco très rapidement. Il présenta les mojitos à la pétillante blonde avant de s'attaquer à son dernier cocktail tandis qu'elle demandait : « Vous avez fait comment pour la déco, les tenues et tout ? Non parce que ça marche vraiment super bien ! » Jason accepta le compliment avec un merci et un nouveau sourire, ravi de voir que ça plaisait. Ils s'étaient tous donnés du mal pour que ça ressemble à quelque chose et c'était vraiment cool que la clientèle apprécie. « J'ai regardé quelques épisodes de Mad Men et j'ai appris à coudre » répondit-il en désignant l'uniforme du second barman. Vanne pourrie et un peu anachronique aussi, certes mais il n'avait jamais prétendu être drôle. « Non plus sérieusement, on s'est un peu renseigné et voilà. Comme quoi, Google, ça sert encore » Peut-être allait-il s'arrêter là avec les blagues de ce genre-là.

Du coin de l'oeil, il aperçut un grand brun s'accouder au bar, derrière la petite blonde. Il se tourna une seconde vers le nouveau venu qui semblait d'assez mauvaise humeur. « Vous avez fini ? Une vodka. S'il vous plaît » lança-t-il, marquant un temps d'arrêt avant de manifester une once de politesse. Eh bien. Son visage était vaguement familier mais Jason était à peu près certain qu'il ne s'agissait pas de l'un de ses amis, ni d'un ancien habitué du Carling oxfordien, aussi n'eut-il aucun scrupule à se tourner de nouveau vers sa première cliente. « Tu veux peut-être un peu d'aide avec tout ça ? » proposa-t-il, la tequila sunrise à la main. De l'autre, il sortit un plateau de la pile rangée sous le bar et déposa le verre dessus. Le reste de la commande de la blondinette termina sa course sur le plateau. « Tu es installée où ? Rassure-moi, tu ne vas pas boire tout ça toute seule ? Parce que tu ferais mieux de t'asseoir au bar si c'est le cas, je te tiendrai compagnie » Ce n'était pas vraiment du flirt. Juste son boulot. Et pour être tout à fait honnête, ça lui avait un peu manqué. Non pas qu'il comptait l'avouer, à cette inconnue ou à qui que ce soit d'autre. Pas à Foster, surtout pas à Foster.

  Un nouveau job, un nouveau logement et un nouveau départ. En quelques jours, ma petite vie tranquille a été chamboulée, pour le meilleur, j'espère. Pour le moment, je m'y fait plutôt bien. Ce soir, je dois être irréprochable; c'est mon premier jour au Carling en tant que serveuse. C'est Dexter qui m'a recommandée au patron. Pour lui, je vais essayer de ne pas enchaîner les bourdes, pour changer. Une fois arrivée aux locaux refaits à neufs du bar branché, je retrouve le reste de l'équipe. Angoissée à l'idée d'avoir pris du retard, je regarde ma montre avec anxiété. Ouf, je suis à l'heure. Gina et Dexter sont là, ainsi que Jason Baker, le propriétaire. La salle est décorée à la mode des 50's. Au départ, il était même prévu que l'équipe fasse le service sur des rollers, mais après plusieurs incidents, l'idée fût abandonnée. Dommage, ça m'aurai bien plu de parader dans la salle sur des roulettes.
 

  Une chanteuse a été engagée pour chanter des vieux tubes, selon ce que j'ai compris, une habituée de l'ancien Carling, situé à Oxford.  Une fois la salle fin prête à accueillir les clients, le panneau est retourné. Mi excitée, mi anxieuse, je me met en place pendant que les premiers clients commandent une tournée de bières que Gina leur sert avec dextérité. Je cherche Dexter du regard, perdue dans ce nouvel environnement. Je l'aperçois à l'autre bout de la salle. Quand il s'aperçoit que je le fixe, je lui décoche un sourire tendu et retourne à ma commande. Ces derniers temps, son attitude a changé. J'ai peur d'y être pour quelque chose, mais je n'ai pas eu l'occasion d'en parler avec lui, pour le moment. Comme Jason et Gina sont au bar, je m'occupe de la salle et butine de table en table, carnet et stylo à la main, en n'oubliant pas de souhaiter la bienvenue au nouveau Carling et d'offrir mon plus beau sourire.

Le barman apostropha sa collègue pour venir lui prêter main forte, et Reese prit quand même le temps de lui accorder un petit sourire, bien que son attention soit surtout monopolisée par le jeune homme, avec qui elle avait lancé la conversation.

- J'ai regardé quelques épisodes de Mad Men et j'ai appris à coudre. Non plus sérieusement, on s'est un peu renseigné et voilà. Comme quoi, Google, ça sert encore.

Elle rit de bon cœur. Elle aimait les gens cools et pas prise de tête, et celui ci était de cette catégorie. Elle avait rapidement tendance à prendre en grippe les relou en chef, ceux qui avaient affiché sur la gueule « j’ai envie de mourir » H24 et qui croyaient nécessaire d’en faire profiter aux autres et inversement. Ceux là, elle ne pouvait pas les sentir, et souvent la réciproque était vraie. En même temps c’était comme ça que Reese fonctionnait : plus on la faisait chier, plus elle allait faire en sorte de faire chier en retour, histoire de bien remuer le couteau dans la plaie. Elle avait une façon bien personnelle de procéder, ce qui lui avait d’ailleurs parfois valut quelques ennuis.

- Vous avez fini ? Une vodka. S'il vous plaît.

Ah bah tiens, quand on parlait du loup. Ambiance, ambiaaaaaance. Dans un geste naturel et instinctif, la blonde ne put s’empêcher de relever les yeux au ciel. Non mais sérieux, elle avait du mal à comprendre. C’était quoi l’intérêt de sortir, si c’était pour faire un sourire digne de Morticia Adams ? Et encore, même cette dernière paraissait plus sympathique. Pour la peine elle prit un peu plus ses aises, nullement impressionnée par cette petite pique déguisée.

- A ce rythme, je crois qu’il va en falloir plusieurs, de vodka, plaisanta t-elle. Il y avait une chance sur deux pour qu’il le prenne mal, mais après tout, c’était à lui de voir. Elle, ça n’allait pas l’empêcher de pioncer ce soir. Et encore moins avec la mine qu’elle allait sûrement se mettre.

De toute façon, elle avait déjà reporté son intérêt vers le barman, qui se trouvait toujours aussi sympathique.

- Tu veux peut-être un peu d'aide avec tout ça ?

- Ah ouais, j’veux bien, j’ai toujours pas trouvé la formule pour me faire pousser un autre bras, il dégaina son plateau, et elle l’aida à installer les différentes boissons dessus. Elle secoua la tête avec un sourire, lorsqu’il l’interrogea de nouveau. Nan, mes potes sont là bas. Elle se hissa sur son tabouret, en s’appuyant sur la barre  en bois qui reliait les pieds entre eux.  Elle montra une table dans le fond, leur fit signe, attendit qu’ils lui répondent,, avant de reprendre sa position initiale. Mais si la proposition tiens toujours, j’peux rester ici. Pour appuyer ses paroles, elle posa son mojito devant elle. L’idée maintenant, c’était qu’il apporte la commande aux autres, mais qu’elle passe une partie de la soirée ici.

Elle paya les consommations, tout en prenant soin de garder le surplus pour elle, parce qu’elle n’allait pas s’en tenir à un seul coktail.

- Tu gères, lui assura t-elle. Bon alors, c’est le moment où je te dis mon verdict ! Elle montra son verre, puis attrapa la paille pour entreprendre de s’enfiler les premières gorgées.

Dans ce genre d’événements, ce n’était pas la place à laquelle Tam était normalement habituée. C’était elle qui normalement tirait toutes les ficelles, pour que tout soit parfait, jusque dans le moindre détail. Ce soir, elle était à une table en compagnie de Jared, en attendant qu’on vienne la servir, et qu’on s’occupe d’elle et de sa commande.

Tout était indiqué pour qu’elle puisse se détendre, elle en avait franchement besoin avec les dernières semaines qu’elle avait passé. C’était aussi pour ça qu’elle avait promis à Jared une soirée tous les deux ensembles ; ce n’était pas arrivé depuis des semaines, et la jeune femme se dit que tout paraissait concorder pour qu’ils puissent enfin se retrouver. Les tensions avaient été nombreuses ces derniers temps, par plusieurs fois, elle avait manqué de lancer une dispute, voir plusieurs. A chaque fois, elle les avait évité de justesse, estimant que même pour des scènes de ménage, elle n’avait pas le temps. Elle restait cependant tendue, à l’affût, ce que fit semblant de ne pas remarquer Jared, dans un premier temps, en lui demandant ce qu’elle voulait à boire., pour aller le chercher directement au bar

- Un Singapore sling, dit-elle avec raideur. Elle se rendit compte juste ensuite qu’il n’avait pas été particulièrement désagréable et tacha de faire l’effort de se reprendre, en reprenant plus docilement, attends, on va demander à une des serveuses.

Elle fit un signe de la main à celle qui se trouvait en salle et la laissa s’approcher.

Elle demanda sa boisson ainsi qu’un whisky avec glaçons, parce que Jared demandait systématiquement la même chose lorsqu’ils sortaient. La jeune femme chercha à se convaincre qu’elle allait passer une bonne soirée, elle et son copain. Evidemment, elle déchanta rapidement lorsque celui donna sans faire exprès un coup de coude sur le plateau de la serveuse, lorsqu’elle revint, quelques minutes ensuite, et que leurs deux verres se renversèrent et par terre, et sur la table. Tam poussa un profond soupir. Non pas contre la pauvre serveuse, mais à l’attention de Jared.

- Ca commence bien, siffla t-elle pour le réprimander, désolée, on va payer la consommation quand même, s'excusa t-elle platement auprès de la jeune femme qui commençait à nettoyer. Faites attention, je crois qu’il y a du verre un peu partout… Sauf qu’en voulant lui prêter main forte, le côté de la paume de la main de Tam rafla un morceau coupant qui était tombé sur la table, au milieu des différents liquides. Merde ! s’exclama t-elle en portant la main contre elle sous la douleur. Un mince filet de sang s’échappait déjà de sa peau, et elle plaqua son autre main sur la première, pour éviter que cela ne coule de partout.

Super soirée, vraiment.

Cette saleté de Carling. En tant qu’ex-étudiant de Cambridge, Ezra n’avait pas vraiment eu l’occasion d’y mettre les pieds, disons que c’était un peu mal vu. Cependant, il n’était plus étudiant, le bar avait réouvert et le chef de la rubrique ‘sorties’ d’un magazine pour lequel il bossait lui avait téléphoné en catastrophe ce matin, personne n’était dispo pour couvrir l’évènement. Personne sauf lui évidemment. Oxfordien, Cambridgien… c’était le genre de truc qui te restait collé à la peau même des années après la fin de tes études et malgré l’expression de ses réticences, Ez n’avait pas eu le choix, il souhaitait tout de même garder sa petite place au sein de la publication. Il bossait en free-lance après tout, son carnet d’adresse était ce qui importait le plus et il ne pouvait se permettre de perdre un de ses contacts.

Ez se retrouvait ainsi devant les portes de ce bar qu’il n’avait jamais franchies auparavant et qu’il n’avait aucune envie de franchir. Le thème 50s ne l’avait pas dérangé, ce n’était pas très loin de son style habituel à vrai dire. Son contact avait bien insisté sur le fait qu’il devait à tout prix se fondre dans la masse et profiter de la soirée comme un client normal mais discret, sans faire de vague quoi. L’écrivain avait donc troqué son habituel carnet pour l’application ‘notes’ de son téléphone, moins voyant. Il écrasa sa cigarette avant de pousser les portes, priant pour ne croiser personne de sa connaissance. Son plan était simple: il allait entrer, commander un verre quelconque, écouter deux chansons puis disparaître aussi rapidement que possible.

Le bar était bondé, plutôt sympathique, pas loin des endroits qu’Ezra avait l’habitude de fréquenter finalement. Il prit quelques notes sur la décoration puis se fraya un chemin vers le bar, gardant toujours la tête baissée, pour éviter de croiser les regards de visages connus - bien qu’il n’ai encore repéré personne qu’il avait déjà eu le plaisir de croiser. Tout les clients avaient l’air d’avoir joué le jeu du thème et sa peur d’avoir l’air complètement out of place s’était de ce fait dissipée, il avait aperçu une bonne vingtaine de mecs portant plus ou moins les mêmes fringues que lui.

Une fois arrivé au comptoir, Ezra se demanda ce qu’il allait bien pouvoir commander, il était obligé de tester un cocktail, ça faisait parti de sa checklist pour une chronique réussie. Toujours tête baissée, il opta pour un vieux souvenir.  « Un Daiquiri s’il vous plait. » Ces mots qu’il avait entendu sortir de la bouche de sa meilleure amie de nombreuses fois, elle lui manquait terriblement et il avait bien envie de raviver quelques vieux souvenirs à travers son unique verre de la soirée. C’est à cet instant même qu’Ez se décida à relever la tête pour jeter un oeil rapide au bar. Oh. Mauvaise idée. Comment il s’appellait déjà ? Oh who are we kidding, il le savait très bien et il aurait aimé ne jamais avoir à recroiser ce regard. Ses joues s’empourprèrent instantanément, heureusement son meilleur ami le barman musicien avait l’air occupé et ne semblait pas l’avoir remarqué, espérons que cela dur tout le court temps qu’Ezra comptait passer ici.

La grande soirée de la réouverture, c’est ce soir qu’elle a lieu, ici même au Carling. Je suis de service, comme tout le monde, parce que le bar est déjà presque plein, de monde, d’animations, de sons aussi. J’erre entre les tables en espérant que le temps passera vite, que voir des clients divers pourra m’aider à penser à autre chose. J’essaye vraiment de me concentrer sur ces trois verres que je porte à la table 4, j’essaye vraiment de sourire aux clients, de leur souhaiter la bienvenue en posant leurs commandes sur la table. Mais sourire sur commande est difficile, douloureux. Me conduire normalement en public me demande un effort considérable et ce soir, je suis fatigué. Las. Mes pensées sont éparses, perdues, entre la douleur, la culpabilité, la tristesse et tout le reste. Heureusement que mes collègues sont sympa et qu’ils sont tous plus ou moins au courant, ce qui me permet par ailleurs de me tenir à l’écart et de ne pas trop en faire. Je prends une nouvelle commande de verres et me rends jusqu’au comptoir pour l’envoyer au barman. Ce soir, ce n’est pas moi. Ce soir, j’erre, malheureux, entre les tables, à la recherche de la motivation nécessaire à dépasser minuit.

Je récupère ma commande quelques minutes plus tard et la mène jusqu’à la table correspondante, puis jette un œil au reste de la salle. De là, j’aperçois Jal, dont j’ai aidé l’embauche ici. Elle me fixe, comme d’habitude. J’ignore si son regard tente de dévisager mes émotions du moment, où si elle tente de récolter des informations croustillantes sur mon état d’esprit, mais je roule des yeux, agacé. Je n’ai pas besoin qu’on veille sur moi. Je n’ai pas besoin de lire, dans les yeux des gens que je rencontre, ces phrases de pitié, qui ressemblent plus ou moins à « je sais que tu as perdu ton frère, désolé ». Je soupire, comme si la pitié qu’elle semble me porter était contagieuse, et me dirige vers elle dans la salle, avec ce chiffon qui m’aide à nettoyer la table juste derrière d’elle. « Travaille plutôt que de m’épier, tu veux ? Je vais bien, et j’irai encore mieux si le nom que j’ai recommandé au patron travaille bien ce soir », je lâche, un peu plus agressif que je n’aurais souhaité l’être. Je grimace et râle un peu, sortant mon calepin pour aller prendre une nouvelle commande trois tables plus loin. « Bonsoir, bienvenue au Carling. Qu’est-ce que je vous sers ? »