Chris ▬ new job

« C'est quand même fou, Luke, cette capacité que t'as à toujours vouloir tout foutre en l'air sous prétexte que t'as peur ». Les yeux rivés sur le volant de sa voiture, Lucas repense en boucle à cette phrase anodine, lancée comme pour rire par Oscar, il y a quelques années. Il se souvient de cette soirée alcoolisée au cours de laquelle il a flirté avec Chris, il se rappelle de la satisfaction victorieuse ressentie quand ils se sont échoués tous les deux sur son canapé, dans son appartement si petit. Il n'a pas fallu longtemps à Oscar, l'avocat, pour se rendre compte qu'il venait d'être trompé, et même si Lucas ne se considérait à l'époque pas en couple, la dispute qui s'en est suivie l'a marqué pour une durée considérable. Il se souvient des vibrations étranges de son coeur, du tremblement imperceptible de ses mains. Passée la sensation de victoire, il était ramené à son propre échec ; l'échec à se construire une vie stable, à s'entourer de gens qui l'aiment, à faire abstraction des rares conquêtes nocturnes qui étaient les siennes. Il a blessé Oscar, ce jour là, et une lutte sans merci de plusieurs mois en a découlé pour tenter, tant bien que mal, de le récupérer, lui qui ne savait pas même l'avoir perdu.

Ce premier jour de travail le ramène à ses vieux démons, vicieux, titillant sa solitude et la tristesse de sa vie actuelle, emplie d'insatisfaction. Il avait toujours voulu devenir flic, et il ne lui reste plus aujourd'hui que les renouvellements de radiation pour lui rappeler qu'il l'a été un jour. Il en a été réduit à accepter ce job de cascadeur, et il sait très bien à quoi ce boulot le ramène. A Christopher. Souvenir séduisant d'un passé qui n'a plus rien de saisissable, d'une indifférence qui lui manque, d'une inconscience enfantine que les épreuves l'empêchent de retrouver. Il sait pourtant que le blond n'aura sans doute aucun plaisir à le revoir ; pour lui, leur escapade d'une nuit il y a des années n'a entraîné que des regrets et des inquiétudes pour son mariage, et comme il faut bien reporter la faute sur quelqu'un...

Il finit par trouver le courage de claquer la porte de sa voiture, et sort du parking pour gagner l'air extérieur de Londres, oppressant, presque suffoquant. Il glisse ses clés dans sa poche et allume une cigarette pour s’abîmer un peu avant de gagner son nouveau lieu de travail. Il trouverait ça ridicule s'il n'avait pas besoin de payer le loyer et de manger. Ce qu'il trouve réellement ridicule, en revanche, c'est cet étrange hasard qui fait qu'il va devoir travailler avec Chris. Car c'est bien lui qu'il retrouve sur les lieux, avec un sourire qu'il tente distant et posé mais qui est sans doute un peu trop tendre, emprunt de la nostalgie qu'il ressent, emprunt d'un amour qu'il a perdu et qu'il transfère peut-être un peu. Il glisse une main nerveuse dans la poche de sa veste et penche un peu la tête. « Salut », lance-t-il, faute de mieux, d'idée de génie, d'envie de parler, aussi.

Chris n'est pas au sommet de sa forme en ce moment. Avec l'annonce de la maladie d'Adrian et les vacances des enfants qui viennent compliquer leur quotidien déjà bien agité, il doit à ça ajouter le stress du boulot. Après quelques interruptions dans le tournage, il ne peut pas repousser plus longtemps l'heure de sérieusement se remettre à filmer. Il a des impératifs, et les producteurs se fichent fatalement pas mal des aléas de sa vie personnelle. Le business est tout ce qui compte pour eux, et tout le monde s'impatiente sur les lieux du tournage. Ses assistants ne peuvent pas non plus réaliser son film à sa place et c'est donc après quelques jours d'absences répétées qu'il réapparaît stressé, et peu enclin à renouer avec les fantômes de son passé peu glorieux. C'est donc naturellement qu'il se dirige vers la machine à café pour s'offrir comme un moment de calme avant une journée qui s'annonce déjà épuisante. Le moment est cependant vite interrompu par la présence de quelqu'un qui n'a a priori rien à faire ici. Chris se décompose lorsqu'il reconnaît Lucas avec qui il a coupé les ponts après cette soirée qu'il ne pourra que regretter et regretter encore. La question qui lui vient tout de suite à l'esprit, c'est le motif de sa visite. Jusqu’à preuve du contraire, Chris est en règle. Toutes les autorisations ont été signées et quelques jours d'absences n'ont pas pu causer une telle pagaille. Alors qu'il commence à se poser tout un tas de questions farfelues, il finit par abandonner et lâcher, sec, malgré la figure d'autorité qui se troue face à lui. « Qu'est-ce qui t'amènes ? Si c'est les autorisations de tournage, je pense que tu perds ton temps, tout a été fait dans les règles par la régie. J'ai de toute façon pas le temps de m'occuper de ça, tu n'as qu'à aller voir Peter, il te renseignera. »

Chris l'avise d'un air suspect - et se demande sans doute ce qu'il fait là dans un premier temps. Lucas ne s'est pas vraiment annoncé, et il se doute bien que ce n'est pas Christopher qui s'occupe de détails techniques comme le fait de savoir qui va se charger de quelques cascades. Lui aussi, il aimerait être ailleurs - mais ce n'est pas parce qu'il est trop occupé à fuir Chris, c'est simplement parce qu'il n'a jamais, de sa vie entière, voulu travailler ailleurs que dans les brigades de police. Il savait qu'il serait suspendu, cela dit, quand il a tabassé l'autre dans une ruelle. Il pensait même qu'il allait le tuer - mais son coéquipier de l'époque l'a arrêté. A temps. Ou pas. Lucas s'en fiche, maintenant, il doit vivre avec l'échec cuisant de sa carrière et de sa vie en général. Le blond range son sourire rapidement quand il entend le ton sec sur lequel Chris s'adresse à lui. Comme s'ils n'avaient jamais été amis, comme si Lucas n'avait jamais été que le sale type qui l'avait séduit, il y avait de ça des années, juste pour le faire chier. La vérité est bien plus complexe que ça - mais ce n'est sans doute pas le moment de s'attarder. « Je ne suis pas là pour les autorisations ou les papier », il se contente donc de répondre, fourrant une main dans la poche de son jean. « On m'a dit que je pourrais réaliser quelques cascades ». Il n'est pas sûr d'avoir envie d'expliquer la suspension, ni même le reste. Les années ont indéniablement mis de la distance entre eux - et quoi de plus normal ? Personne ne connait vraiment Lucas, en dehors d'un cercle assez restreint de personnes. Ses camarades de lycée ne savent pas ce qui lui est arrivé, et c'est sans doute mieux comme ça.« Je suis ici pour travailler, pas pour contrôler », finit-il par expliciter tout en haussant une épaule vaguement défaitiste.

Lucas est là pour travailler, sérieusement ? Chris tente d'assimiler l'information, ce qui reste difficile aussi tôt dans la matinée et avec si peu de caféine dans le sang. Le tout a tout d'une mauvaise blague qui va forcément finir par sérieusement se retourner contre lui et il n'a pas franchement besoin de ça en ce moment. Il aimerait le renvoyer chez lui, parce qu'il ne l'a pas embauché lui, Chris Grayson, il n'est pas idiot à ce point, mais il sait aussi qu'il est fort probable que son équipe l'ait fait à sa place si Lucas s'est pointé avec juste les bonnes compétences et le cv qu'il faut. Alors il ne dit rien, que pourrait-il dire de toute façon ? Il se contente de hocher la tête et d'appuyer sur le bouton de la machine qui paye pour cette mauvaise journée qui commence. « Très bien, bienvenue alors. Tu devrais aller voir Ed, il va t'expliquer comment ça fonctionne. On se verra sur le plateau. » Chris lui réplique sans le regarder. Parfois il culpabilise. Il n'a pas vraiment de raison de lui parler si sèchement. Ce qui est arrivé il y a des années de ça, ce n'est pas vraiment la faute de Lucas. Plutôt majoritairement sa faute à lui. Enfin. Il a l'esprit ailleurs. Il aimerait être auprès d'Adrian et très certainement pas auprès du mec avec qui il l'a trompé il y a de cela quelques années. « Si tu voulais discuter, un coup de téléphone aurait suffi tu sais. » Chris ajoute, tout en sachant que c'est exactement le genre de coup de téléphone qu'il ne prendrait pas. « Je crois pas vraiment au hasard tu sais. » Chris n'est pas stupide, il y avait sûrement tout un tas d'offres d'emploi ailleurs que sur son tournage.

Lucas ne sait pas s'il s'attend au rejet où s'il le prend réellement mal ; en tout cas, ça ne le surprend pas vraiment. C'est même assez logique, et il en sait quelque chose, il a suivi des cours de psychologie - certes, criminelle - pour compléter son cursus et sa formation d'inspector. Les gens ont besoin d'un coupable, et dans les situations où il n'en n'existe pas un qui soit défini et établi, alors il faut en substituer un autre. Arthur est le coupable de Chris, celui qui a remis en cause son mariage, sa vie de famille. Il l'accepte, même s'il sait que le mécanisme est profondément injuste - la vérité, c'est que Chris a choisi de coucher avec lui et de tromper Adrian, et que Lucas n'a fait que saisir une opportunité à laquelle il aurait pu renoncer, eut-il été saisi d'une volonté de marbre. Ce qui n'était pas le cas, et il ne s'en est jamais caché. « Je ne voulais pas discuter », réplique-t-il en usant du même ton un peu sec que celui de son interlocuteur. « J'ai pas envie de te raconter ma vie. Je sais que tu m'en veux pour cette nuit-là, et crois-le ou non, je suis passé à autre chose. Je veux juste travailler pour gagner ma vie parce que je traverse une période difficile et c'est la seule opportunité qui m'a été offerte », il ajoute, toujours sur le même ton, ses deux mains dans les poches de son jean désormais. « Si tu veux pas de moi ici, dis-le clairement, j'irais chercher ailleurs - mais à une époque on était quand même amis », il tente maladroitement sans doute de lui rappeler. Certes, ils ne savent plus rien l'un de l'autre, et sans doute cette nuit a-t-elle changé les choses entre eux, et pas vraiment comme Arthur aurait aimé qu'elles changent. Il n'empêche qu'à l'origine, ils étaient amis, proches, et que Lucas manque définitivement d'amis.

Chris n'aurait pas voulu discuter non plus de toute façon. Il garde le commentaire au creux de sa gorge. Il est irrité, fatigué, tout ça ne l'arrange pas évidemment. Il avait fallu que ce soit aujourd'hui, le jour de sa reprise. Il n'a aucunement envie de s'occuper de ça maintenant, et Lucas devra faire avec. Renouer avec le travail alors qu'il aimerait vraiment être auprès des gens qu'il aime, et devoir en prime se taper une discussion super gênante avec l'homme avec qui il a trompé son mari il y des années de ça, on a vu mieux comme journée. Il avale alors une gorgée de café salvatrice pour ensuite poser son gobelet sur la petite tablette derrière lui. « Je ne t'en veux pas pour cette nuit là, c'était ma faute, fin de l'histoire. Et t'es pas le seul à traverser une période difficile. » Il rétorque en tirant une cigarette de sa veste en jean pour accompagner sa pause café en se faisant à l'idée qu'il passera ce bref instant de répit à remuer le passé avec Lucas. « On était amis oui. » Il lui répond alors avec un peu de tristesse dans la voix. « On le serait toujours si ça t'avait suffit. » Tout est peut être de la faute de Chris, mais Lucas ne lui a pas vraiment laissé de répit non plus. Il avait envie que ça se produise et il l'y a poussé jusqu'à ce qu'il cède. Il ne peut pas nier sa part de responsabilité. « Enfin bref, c'était il y a sept ans, et crois le ou non, j'ai d'autres emmerdes à gérer. »

Les reproches à peine déguisés laissent à Lucas un goût un peu amer. De toute évidence, la version de Chris est édulcorée pour le déculpabiliser. Oui, Lucas s'est montré insistant, et il ne le niera jamais - mais en même temps, ses yeux détaillaient un Chris amoureux depuis les bancs du lycée. Chris a eu Adrian, l'homme qu'il aimait, l'homme qu'il désirait, et tous n'ont pas cette chance. Alors oui, il a insisté, il a charmé, mais le couple battait de l'aile et ça, il n'y peut rien. Il renie d'ailleurs l'idée selon laquelle il aurait pu forcer la main à Chris d'une quelconque façon que ce soit. Mais Lucas n'a pas envie de débattre de ces souvenirs à la fois séduisants et douloureux, alors il se contente d'avaler son café et d'hausser une épaule feignant une indifférence qu'il ne ressent pas. « Très bien », réplique-t-il, se demandant tout de même ce que Chris traverse - parce qu'il n'aime pas savoir les gens qu'il connait dans des situations douloureuses malgré tout. Il ne pose pas la question, parce que, sans doute, ni l'un ni l'autre n'ont envie d'engager la conversation personnelle que cela amorcerait.

« Je n'ai jamais dit que j'étais le seul à traverser une période difficile », rectifie-t-il tout de même après quelques secondes de réflexion, parce qu'il n'a pas envie d'arborer l'étiquette d'égoïste que Chris semble vouloir lui coller. « Je t'expliquais juste pourquoi j'ai besoin de ce travail ». Il jette le gobelet de café vide dans la poubelle et termine sa cigarette d'une longue taffe qui lui pique un peu la gorge. « Je vais pas t'ennuyer trop longtemps, je me ferai discret. Ed, tu dis ?» demande-t-il d'un air qui feint le détachement.

Chris hoche la tête, il n'a rien d'autre à ajouter à ça. Il n'a aucune envie de s'étendre sur sa vie privée, encore moins avec Lucas. Avec personne d'ailleurs, c'est à peine si il arrive à dire ce qu'il ressent à ses proches, à son mari. C'est typique de Chris. C'est plus fort que lui, il se referme sur lui même à chaque fois que quelque chose l'atteint de trop près. Il n'a pas envie de surcharger Adrian avec ses propres soucis qui plus est, pas plus qu'il n'a envie de raconter sa vie à un ancien ami qui voudrait lui faire croire qu'il ne savait pas qu'il allait ruiner sa vie en couchant avec lui. Quiconque connaît Chris Grayson, sait que personne ne compte plus que son âme sœur Adrian Fletcher. C'était une erreur depuis le départ et il n'aurait pas du le pousser au vice au moment ou il était le plus fragile. Ce n'est pas comme ça que l'amitié fonctionne pour Chris en tout cas. « Très bien, évite de t'en vanter auprès de mon mari. Il vient souvent. Il a écrit ce bouquin après tout. » Il avale une autre gorgée de café et prend une inspiration. « La machine à café c'est ici. » Chris lance avant de sentir son téléphone vibrer dans sa poche. Il décroche en voyant le nom d'Adrian. S'ensuit une conversation au sujet indéniablement médical qui en dit long sur le genre de période difficile que le réalisateur peut traverser avec sa famille.

Lucas roule des yeux en entendant la dernière recommandation de Chris, un truc ridicule qui tendrait à considérer qu'il se vante de leur histoire à qui veut l'entendre, comme si le temps n'avait pas passé depuis cette entorse. Lucas s'est remis, lui aussi, de son côté, de leur aventure et s'est reconstruit autour d'autres personnes et d'autres choses. Christopher est toujours aussi attirant, il ne prétendra pas le contraire, ce serait ridicule. Mais ils ont grandi, changé, évolué - et non, Lucas ne va pas se vanter d'avoir couché avec Chris devant Adrian. Parce qu'il n'en ressent plus la moindre fierté, en toute franchise. « Compte sur moi », répond-il simplement, comme s'il n'était pas un peu exaspéré par la réflexion de Chris - ce qui est le cas, pourtant. Il la trouve injuste, presque immature aussi. Sans doute croit-il un peu trop en lui même. « Merci pour le tuyau », il ajoute lorsque Chris lui indique le chemin de la machine à café. Il s'apprête à partir quand Chris prend un appel qu'il ne peut pas vraiment s'empêcher d'écouter d'une oreille discrète mais curieuse. Il laisse Chris finir, tout à coup mal à l'aise, cherchant désespérément une nouvelle cigarette à glisser entre ses lèvres pour la fumer, pour oublier. Quand le blond raccroche enfin son téléphone, Lucas grimace et le détaille un peu. « Adrian est malade ? » il demande, arborant un air réellement désolé, pour le coup - parce qu'il ne souhaite de malheur à personne.

Chris raccroche un peu contrarié par cette conversation qui n'a pourtant rien d'exceptionnel vu le contexte. Médicaments, médecins, rendez-vous à pendre et à décaler, cette routine sera leur quotidien désormais et ça n'empêche pas qu'il ne s'y fait pas vraiment. Si bien qu'il n'a même pas fait attention à s'éclipser pour discuter plus tranquillement. Lorsqu'il termine son coup de téléphone, c'est donc tout naturellement que Lucas, qui n'a pas bougé d'un iota, le questionne sur la santé d'Adrian. Les mains de Chris se crispent sur son gobelet de café, et la fatigue éteint son visage d'ordinaire rayonnant et si rarement affecté par les aléas de la vie. Il fait peine à voir avec son café et son manque évident de sommeil. Trop de travail, trop d'emmerdes, bien peu de vraies solutions à tous ses problèmes à vrai dire. « Adrian est malade, oui. » Chris répond sans avoir le courage de lui reprocher d'avoir tendu l'oreille pour écouter sa conversation. « Ce qui est pas très compatible avec l'épée de Damoclès qui risque de me tomber dessus si on finit pas ce film dans les délais. Les producteurs en ont rien à foutre qu'il soit malade, eux. » Chris soupire, visiblement pas dans son assiette. Il a essayé de dormir la veille, mais il a fini par passer une bonne partie de la nuit à peindre dans son atelier dans le jardin, ce qui a calmé ses nerfs sur le coup, mais qui ne lui a pas vraiment permis de se reposer.

Lucas ne pose pas vraiment de questions, une fois la confirmation apportée. Adrian est malade, et il doute que Chris n'ait envie d'en parler avec lui, l'homme avec lequel il a trompé son mari. La situation a l'air d'être assez grave cependant, en tout cas suffisamment pour contrarier Christopher au point que l'on puisse penser qu'il n'est pas atteint d'une maladie facilement curable. Lucas le regrette, parce qu'il ne souhaite de mal ni à l'un, ni à l'autre. « Je vois. Ca vaut pas grand chose, mais j'espère que ça va aller - et surtout, je suis désolé. » Il hausse une épaule en se décidant à allumer une nouvelle cigarette, même si compte tenu de ce que vient de lui dire Chris, il ferait sans doute mieux d'aller s'activer pour se préparer et déterminer quel est exactement son rôle au sein de ce film. Mais en même temps, il est un peu anxieux - Lucas se trouve bien éloigné de son boulot habituel, dans un monde qu'il ne connait pas et qu'il parvient difficilement à apprécier ou appréhender. La présence de Christopher le met mal à l'aise, un peu - et la réciproque est sans doute vraie - alors il mérite bien une nouvelle cigarette, juste pour apaiser le stress qui l'emplit petit à petit. « Je vais faire de mon mieux mais je doute que les cascadeurs posent vraiment problème dans le respect des délais d'un film. » Cette conversation est aussi anodine qu'étrange, pour être honnête - il ne sait pas trop quoi dire d'autre, si Chris a envie de parler d'Adrian, nul doute qu'il le fera.

Chris ne sait pas vraiment quoi faire de la pitié de Lucas. Clairement il n'a jamais eu beaucoup d'estime voire même d’intérêt pour Adrian, et ce dès le début de leur ridicule amitié. Pour autant, il est très certainement sincère lorsqu'il lui dit qu'il est désolé pour lui. Alors même si Chris a du mal à voir les choses avec objectivité en ce moment, se sentant bien souvent agressé sans raison valable, il se rappelle tout de même qu'ils ont été amis un jour. Y repenser lui fait mal, d'une certaine manière. Il a rarement été amené à couper les ponts avec ses amis, et encore moins pour une connerie dont il était en majorité responsable. La situation entière est source de malaise, mais si il est honnête avec lui même, il ne peut pas vraiment regretter cette décision. Christopher Grayson n'aurait jamais fait passer qui que ce soit avant Adrian Fletcher. Et si sa tromperie a l'espace d'un instant laissé croire le contraire, l'illusion n'aurait pas duré longtemps. Il se demande si Lucas lui même y a cru ? Ce serait naïf, mais il n'aurait plus vraiment de raison de lui en vouloir. « Si il y a une chose de sûre, c'est que ça n'ira pas mieux. » Il réplique cependant, le coeur en miettes à l'idée d'y penser. Non Adrian n'ira pas mieux. Lui ? Il fera ce qu'il peut. Il n'est pas dans une journée d'un grand optimisme aujourd'hui, la fatigue n'aidant absolument pas. « Quant aux cascadeurs, ils peuvent devenir un problème si ils se cassent un bras, ou pire encore... » Chris commente dans une tentative d'humour noir qui ne lui ressemble pas vraiment.

Lucas acquiesce, n'osant pas réclamer de détails supplémentaires sur un sujet dont Christopher n'a sans doute pas envie de parler, et d'autant pas avec lui. Il comprend, leur amitié est consommée de longue date désormais et voilà bien longtemps qu'ils n'ont plus échangé. Ils ont habité un temps le même appartement, pourtant. Mais Lucas n'a pas vraiment pitié, ni de Chris, ni d'Adrian. Il est triste, parce que la vie est triste et qu'elle met sur votre route des coups durs et des coups bas qu'il n'est pas simple de gérer. Mais lui aussi a eu son lot de malheurs, et il a payé pour ce qu'il a fait au couple de son ami, quelque part. Et puis il n'a jamais forcé personne, parfois, le corps et le coeur veulent des choses contre lesquelles il est difficile de lutter. Il a tenté sa chance, égoïstement sans doute, mais sans lui mettre le couteau sous la gorge, et si à l'époque sa tentative a fonctionné, c'est sans aucun doute qu'e le couple battait de l'aile avant qu'il n'y mette son nez. Chris n'a visiblement pas plus envie de lui demander comment lui va - ce qui montre bien qu'il n'est pas le seul égoïste de la salle. La culpabilité ne l'écrase pas vraiment quoi qu'il arrive, et il se contente donc d'hausser une épaule défaitiste. « Je tâcherais de ne pas me casser quoi que ce soit pour ne pas ralentir ton film », il promet, un peu cynique lui-même, sur ce coup. « Et de rester à distance. Bref, je serai sage comme une image ! » il marmonne, en éteignant sa cigarette sur le rebord d'une jardinière qui fait office, visiblement, de cendrier depuis un certain temps.

Chris jette sa cigarette pour en allumer une autre. Il sait qu'il a cette tendance finalement assez triste à tomber dans l'excès très rapidement. Cette conversation avec Lucas n'a d'ailleurs rien d'agréable principalement parce qu'elle lui renvoie sa propre culpabilité à la figure, culpabilité dont il se passerait bien alors que son monde semble s'écrouler. Non il n'a pas envie de s'inquiéter de son sort, d'entamer une conversation avec lui en souvenir de leur amitié foutue en l'air pour une histoire de sexe qui ne valait pas tout le drame qui s'en est suivi. C'est sûrement très égoïste de sa part de lui cracher ses problèmes au visage comme ça et sans prendre de ses nouvelles en retour d'ailleurs, mais ce serait manquer de respect à Adrian à qui il a promis qu'il n'adresserait plus la parole à Lucas, ancien ami ou pas. Et si Lucas n'est fatalement qu'un dommage collatéral dans cette histoire, Chris ne peut que s'en excuser sans pour autant regretter d'avoir fait passer Adrian avant, comme il l'a toujours fait en dehors de cette foutue soirée finalement.
Et puis jusqu'à preuve du contraire, il est comme n'importe quel boss submergé par les deadlines difficiles à concilier avec une famille qui a besoin de lui. Il n'a pas le temps, pas le temps de se plonger dans le passé alors qu'il a l'impression désagréable de se noyer dans un verre d'eau. Autant dire que dans ces circonstances l'ironie de Lucas est fatalement assez mal venue, même si compréhensible. "Je pensais que ton job de flic te plaisait." Chris commente cependant tout de même curieux au final. "Enfin j'imagine qu'il y a rien de mal à se chercher un peu professionnellement."

Lucas le fixe étrangement quand il lui parle de son métier de flic, et aussi de son changement professionnel. Lucas donnerait n'importe quoi pour ne pas être ici, pour poursuivre son boulot de flic en paix et qu'on le laisse tranquille. Mais il n'a pas choisi, ou plutôt si, en quelque sorte, il a scellé son destin en faisant n'importe quoi et maintenant il n'a plus d'autre choix. « L'amour que je porte à mon boulot n'est pas vraiment le problème, je serais volontiers resté flic si j'avais eu le choix », il réplique, amer, dans un haussement d'épaule un peu indifférent. Les états d'âme de Chris ne l'intéressent plus tellement, égoïstement. Il est confronté à assez de problème pour prendre le soin de ménager les autres. Qui le ménage, lui ? Certainement personne, en réalité. Pas la presse, pas l'avocat qui s'occupe du procès, pas son supérieur qui s'occupe de sa suspension, pas ses parents dont il n'a pas de nouvelles parce que ça fait tellement mauvais genre d'avoir envisagé de se marier avec un homme. Pas les traiteurs réservés pour l'évènement qui ne se produira jamais, non plus. Alors oui, il a de la peine pour Adrian qui est malade et pour Chris qui subit - mais le reste, les enfantillages sur leur erreur passée, ça... Il n'en n'a pas grand chose à faire. « J'ai été suspendu. Je ne me cherche pas professionnellement, je fais simplement ça pour pouvoir bouffer le temps qu'on me laisse reprendre le travail ».

Chris hoche la tête, comprenant que si Lucas est là ce n'est pas pour ruiner son mariage, ni pour pour changer de voie, mais bien parce qu'il s'est passé quelque chose au travail. Étant donné son regard et l'amertume qu'il croit percevoir dans sa voix, le réalisateur ne préfère pas insister. De toute évidence, il est bien plus sage de ne pas s'attarder vu les circonstances. Chris sait pertinemment que le fait que Lucas travaille sur son tournage va poser problème et qu'Adrian risque de compliquer les choses, alors autant ne pas envenimer la situation en donnant à son mari des raisons supplémentaires de s'inquiéter. « Je suis désolé. » Chris réplique alors avec sincérité, mais toujours extrêmement distant. « Je dois rejoindre le crew on a une réunion dans exactement deux minutes, mais Ed pourra répondre à tes questions aussi bien que moi. » Il lui offre une expression désolée qui finira par une fuite en avant. Si les deux ont été un jours amis, la probabilité pour qu'ils le soient de nouveau semble aujourd'hui quasi inexistante.