KJF ♛ On ne risque pas d’échouer dans la vie si on ne tente rien.

On m'a toujours dis, depuis l'enfance, "Tu seras quelqu'un de bien". Comme une évidence. Non. Plutôt comme un ordre. Je devais être quelqu'un de bien. Je n'avais guère le droit de déshonorer mon rang. Ni le droit de déshonorer mon père. Je devais être l'enfant puis l'adolescent puis l'adulte sage. Pas comme tous ces gosses de riche qui finissaient sur le trottoir, aliénés par l'alcool et la drogue. Dès mon enfance, mon destin fut pris en main. L'erreur n'était pas une option, encore moins un choix. Ma route était toute tracée. Je serais, dès petit, pris en charge par une nourrice qui m’apprendrait le chinois afin d'être bilingue. Puis, ayant déjà reçu quelques bases d'éducation, j'irais à l'école où je devrais évidemment me faire remarquer par les professeurs grâce à mon intelligence, ma modestie et mon assiduité. Ensuite, avec mon excellent dossier scolaire, j'intégrerais une grande école qui me formerait à, encore une fois, être le meilleur pour finalement succéder à la tête de l'entreprise de ce cher père. Ce discours, il me fut répété des années durant. Certains enfants ont droit à des histoires charmantes avant d'aller se coucher; je n'avais droit qu'à ce que l'avenir me préservait. Aucun rêve, aucune illusion; succéder à mon père serait donc mon seul (et triste) but dans la vie. Comment s'opposer à une loi contre laquelle on ne peut rien ? La rébellion n'était évidemment pas permise sous peine d'être déshérité. Je me souviens que, dès le plus jeune âge, j'avais le sentiment de n'être rien plus qu'un objet, là, qu'on allait utiliser pour faire le bonheur d'autres personnes. On me mettait dans un coin, après avoir abusé de sourires et de charmes en tout genre, en me disant de retourner à mes révisions. Combien de fois ai-je regardé par la fenêtre en espérant m'échapper ? Combien de fois ai-je imaginé à quoi ressemblait la vie de personnes réellement vivantes ? Combien de fois ai-je rêvé à un autre avenir ? L'enfance c'est l'époque où des chimères stupides, irréalisables s'immiscent dans notre esprit. J'ai espéré devenir tellement de choses. Professeur, archéologue, super-héros, pâtissier, chanteur, écrivain, astronaute. Ma tête ne désemplissait jamais de nouveaux espoirs. Pourtant, l'immense partie de moi-même, mon conscient, mon surmoi comme on disait dans le jargon psychologique, me forçait à me préparer à l'évidence; l'ennui total dans un bureau de patron arrogant.

Des années et des années sans que rien ne change. Chaque jour ressemblait à l'autre qui ressemblait à l'autre qui ressemblait à l'autre. Ma  vie se dressait comme une parfaite symphonie. Je me levais à 08h00 du matin, que l'on soit un Lundi ou un Dimanche, m'habillait, saluait père et mère avant de prendre le petit-déjeuner servi par Maria, la gouvernante. Ensuite, je me douchais, étudiant par la suite jusqu'à 12h30, heure à laquelle mes parents décidaient de manger. Le repas du midi était calme, mon père parlant de ses activités ennuyantes à mourir, ma mère faisant semblant de s'intéresser et moi, rêvant à une vie meilleure. L'après-midi n'était pas plus digne d'un conte de fées; j'avais beau vivre au milieu d'une riche famille, dans une grande maison avec gouvernante et servantes, j'étouffais. Les responsabilités qui m'incombaient déjà pesaient bien trop lourd sur mes frêles épaules. Quand je voyais mes amis d'école courir dans la cour de récréation, jouer au football et s'élancer dans la boue, je ne désirais que les rejoindre au lieu de rester à potasser mes bouquins dans mon coin. A quoi sert une vie à laquelle rien ne vous attache ? Je ne semblais avoir été conçu que pour la simple tâche de succéder à ce père qui ne me portait pas une once d'intérêt. En y pensant, j'ai l'impression d'être le cliché même du fils de riche. Celui à qui il ne manque matériellement rien mais à qui il manque tout psychologiquement. J'avais envie d'être comme tout le monde, de faire partie du même univers que les autres. Cette vie parfaite si dérisoire me rendait dingue. Dans tous les sens du terme. Agé de 10 ans, j'étais muet. Très bon élève mais atteint d'un mutisme qui s'annihilait seulement en classe lorsqu'on me forçait à prendre la parole sous peine d'en informer mon père, bla bla bla récurrent. Un jour, je finis par ne plus rien manger. Tout ce qui passait par ma bouche me faisait ressentir un profond dégoût. Ces symptômes inquiétèrent mes parents qui se morfondaient que leur futur chef d'entreprise puisse avoir des problèmes. Ils se moquaient du fils mais il s'agissait de l'avenir; le psychologue fut l'option choisie. Je ne sais même plus combien d'années je dus subir cette torture. Pendant 45 mins, j'attendais, sur ma chaise, que le temps passe. Lorsqu'elle me demandait d'aller jouer, je savais qu'elle allait m'analyser. Aussi je préférais rester dans mon coin. Rien ne changeait. Elle avait beau étaler devant moi tout le contenu de son savoir (problème relationnel avec le père, incapacité de choisir un avenir approprié, difficulté à avoir des amis du fait de cette vie, mariage de convenance entre père et mère et j'en passe et des meilleurs), je n'avais pas envie. Pour la première fois depuis que j'étais né, j'avais décidé que je ne voulais pas quelque chose. Et, au fond de moi-même, je sentais un changement. Je sentais mon cœur qui battait dans ma poitrine, je sentais le flux de mon sang qui s'accélérait dans mes veines, je sentais mon cerveau en ébullition. Quelque chose d'intense se passait en moi; je choisissais un chemin de vie différent de ce qu’avaient décidé mes parents. J'étais maître de mon âme, de mon destin. En choisissant le silence, je choisissais d'effrayer mes parents quant à l'avenir de leur héritier, je choisissais de les manipuler, je choisissais de les laisser devenir mes marionnettes. Et ces pensées qui envahissaient mon cerveau se déployaient encore et encore. Et je décidais ... Je décidais de tout changer.  

Les années ont passé, encore, sans que je ne puisse rien y faire. J'avais l'impression d'être pris dans un tourbillon qui m'entraînait, j'étais impuissant, j'étais jeune, j'étais l'héritier. Le psychologue essayait désespérément de me sortir de mon mutisme mais rien n'y faisait. Ses belles théories ne trouvaient pas grâce à mes yeux. Je les notaient toutefois consciencieusement dans ma tête et, quand venait le soir, je cherchais, dans divers bouquins de l'immense bibliothèque familiale, les explications. Cela m'amusait et m'occupait. Le psychologue incompétent me diagnostiqua un état dépressif mineur. Ce fut à ce moment que mes parents décidèrent de changer de psychologue; un gosse dépressif et puis quoi encore ? Les jours semblaient plus calmes sans ces séances hebdomadaires. J'étais un enfant comme les autres, juste un peu plus riche, juste un peu plus intelligent. A l'école, j'avais quelques amis parce qu'il fallait bien compenser la solitude qui m'accompagnait à la maison. Des relations superficielles quand on y repense. J'étais aimé par mes soi-disant amis, félicité par mes professeurs. N'importe qui aurait rêvé de cette situation. Au collège, rien ne changea et c'était sûrement le plus effarant. La seule chose qui me sauta aux yeux fut l'immaturité des gens. J'étais né dans un monde totalement différent; même si mon collège était sérieux, ça n'empêchait pas les gosses de riche d'être stupides, au contraire. Je les méprisaient. Je préférais me concentrer sur mes études plutôt que de tenter une quelconque amitié avec des gens qui n'en valaient pas la peine. Je passais mes journées entre les cours et la bibliothèque dans laquelle je me sentais comme chez moi. Poe, Baudelaire, Tolstoï, King, Orwell ... A l'époque tout m'intéressait. Les livres étaient différents des gens; ils ne changeaient jamais, restaient fidèles et transmettaient autant d'émotions que n'importe quelle personne pouvait ressentir un jour. Évidemment, on me crachait au visage des mots comme intello, fils à papa, fayot. Je ne répondais jamais, préférait me taire plutôt que répondre à des imbéciles qui croyaient pouvoir m'atteindre. Au bout de quelques années, j'ai fini par me lier avec quelques rares personnes qui semblaient plus intelligentes que les autres. Surtout des filles, plus matures que les garçons, en général. Je remarquais, pour la première fois, que je pouvais plaire. Il suffisait d'un sourire et elles me répondaient, comme un écho. Et puis, ce jour arriva.

- Kamille, nous déménageons sur Londres.

Il n'y avait rien à répondre, comme d'habitude. On ne me demandait pas mon avis que les cartons étaient déjà prêts. Je quittais, la mort dans l'âme, la maison qui m'avait accueilli pendant quatorze années. Déménager fut une souffrance. J'emballais avec peine les quelques objets qui me rattachaient à cette maison. J'adorais l'Écosse, j'adorais Glasgow, j'adorais le quartier, j'adorais la maison. Londres me paraissait être une ville horrible, polluée, pleine d'une population gluante. La semaine après cette annonce, nous étions à Londres. Notre nouvelle maison était aussi grande que l'ancienne et elle avait le même aspect familier qui m'enchanta; de plus, elle disposait d'une gigantesque bibliothèque dans laquelle je passerais le plus clair de mon temps. Le lycée arriva comme était venu le collège; sans encombres et naturellement. Je n'avais eu aucun problème à passer l'étape étant donné que j'étais toujours assidu et que je possédais souvent l'une des meilleures moyennes. On commençait à nous parler de notre avenir, des études que l'on devrait engager pour parvenir à faire ce que nous voulions de notre vie. Et je regardais par la fenêtre, essayant de faire le silence autour de moi pour ne pas entendre ces conneries.

- Et toi Kamille, que veux-tu faire plus tard ?

Je me souviens de cette question comme si c'était hier. Car je me rappelle de ce déchirement au cœur aussi soudain que surprenant. C'était à cet âge, à l'adolescence, que je prenais pleinement conscience que je n'avais pas le choix. J'étais un esclave. Je me sentais mal, j'avais envie de vomir, de sortir par la fenêtre, d'envoyer valser ma table, de pleurer. Des tas d'émotions se mélangeaient en moi alors que tout le monde me regardait, attendant ma réponse. Attendant la réponse du silencieux gars sage et intello de la classe. Que répondre face à des gens qui avaient la chance de réaliser leurs rêves les plus fous ? Ca. Juste ça.

- Je ne sais pas encore, Madame. Je ne me renseigne pas trop pour le moment.

Sourire. Le moment était passé. Mais le sentiment était resté. Pendant des années, il est resté enfoui jusqu'au jour où finalement il est sorti. Et ce jour je m'en souviens tout autant. C'était ma dernière année de lycée, mes parents pensaient que j'allais enfin pouvoir reprendre l'entreprise familiale; après tout, je n'avais été conçu que pour ça. Cela faisait des semaines entières que je cherchais à confronter mes parents au second choix de ma vie. Comme d'habitude, mon père parlait affaires. Je n'écoutais pas vraiment jusqu'à ce moment.

- Kamille, tu ferais mieux d'écouter, après tout, tu va bientôt me succéder.

Silence.

- Non Père, je ne te succéderais pas.

S'ensuivit un bruit de verre cassé sur le sol, comme on se l'imagine dans les films américains. Puis ce silence. Toujours. Encore. Ma mère était sous le choc, mon père tout autant. J'avais dis non. Ce fils toujours sage, respectueux avait dit non. Comment était-ce seulement possible ? Débat. Altercations. Insultes en tout genre. Le dîner dura plus de deux heures. Deux heures durant lesquelles je ne cessais d'argumenter, comme un politicien bien préparé, un discours toujours plus accablant pour mes parents. Je me plaignais de n'avoir jamais été considéré comme rien de plus que l'héritier, que je n'avais jamais eu de choix dans la vie, que je ne me sentais pas heureux. Ils n'en avaient cure. Etre heureux ? A quoi ça servait, être heureux ? Ils n'avaient jamais connu ça; pourquoi aurais-je eu ce privilège plus qu'eux qui s'acharnaient depuis des années ? Au bout de la dispute, je quittais la table, exaspéré. Il me demanda de rester. Je répondis non. Il me l'ordonna. J'abattais alors ma dernière carte, celle que j'avais gardé si précieusement.

- Au fait, j'ai une préférence pour les hommes.

Si mon père m'avait viré de chez lui sans même prêter attention aux conséquences, ma mère fut plus douce que ce que j'aurais pu imaginer. Elle voyait en moi son propre passé, ses propres échecs; à cause de son mariage, elle n'avait pu embrasser la si désirée carrière de peintre. Elle me confia à mon oncle qui m'accepta avec bienveillance. Je n'avais plus aucun contact avec mon père et étrangement, cela ne me manquait pas tant que cela. J'étais enfin libre. Comme un oiseau qui aurait volé uniquement en cage durant tant d'années, je me sentais enfin voler de mes propres ailes. Mon oncle, Keihirdyn, m'accorda tout ce dont j'avais besoin; il m'hébergeait, me nourrissait et, plus que tout, m'encourageait dans mes études. J'avais commencé à étudier l'histoire de l'art mais je voulais quelque chose de concret, de technique. Engager des études pour devenir restaurateur d'œuvres d'art fut surement une des plus belles choses qui put m'arriver. Ma mère payait discrètement une grande partie de ces études mais j'enchaînais, à côté, un boulot de barman qui me permettait de vivre plus que confortablement. Keihirdyn était comme un père pour moi. Il vivait seul, récemment divorcé. Sa fille s'était envolé avec son fiancé pour les Etats-Unis. Nous avions les mêmes sujets de conversation et de nombreuses passions communes. Je trouvais enfin une stabilité et une vraie vie de famille. Mon père ne tentait même pas de prendre mes nouvelles et il ne l'a jamais fais. Ce fils ou plutôt cet héritier dont il avait tant rêvé s'était envolé. Je revoyais ma mère régulièrement à Londres pour boire un café ensemble. Ma mère n'avait jamais travaillé, elle n'en avait jamais ressenti le besoin. Toute sa vie, elle l'avait sacrifiée pour mon père. Ce qu'elle regrettait le plus était de n'avoir jamais pu devenir peintre et de montrer son art au monde entier ou au moins dans les galeries anglaises. J'avais l'impression que, durant ces pauses café si banales, je rencontrais enfin ma vraie mère. Elle n'était plus ce que j'avais connu, elle n'était plus la femme effacée et stricte, elle n'était plus celle qui se taisait et approuvait ce que faisait mon père. Et surtout, je n'étais plus seulement un objet pour elle. J'étais là. J'étais son fils, enfin. Elle me paraissait désormais plus humaine. Pendant le court temps qui nous était imparti, elle me parlait de son mariage arrangé, de sa peinture, de son envie de retourner en Ecosse. Et je lui parlais de ma nouvelle vie, de mes études, de mon envie de tout recommencer à zéro. Et je la serrais dans mes bras, avant qu'elle ne s'évanouisse dans le brouillard londonien.

J'ai longtemps réfléchi à ma vie. Etais-je heureux ? Aurais-je dû faire autre chose que rester l'enfant sage et patient ? Arriverais-je à donner un sens à ma vie après tout ce temps déjà écoulé ? Aujourd'hui encore, dans mon appartement, j'y repense. Je vis seul depuis quelques années, je suis un homme comme les autres. Avec ses amis, ses ennemis, son travail et son paquet de clopes posé sur la table de chevet. Si je devais retourner dans le passé, je ne suis pas sûr que j'y changerais grand chose. Ces années d'enfance, d'adolescence ont forgé ce que je suis aujourd'hui. Et, si je ne suis pas toujours fier de moi, je pense que le plus important est que je sois heureux d'être en vie.