NICOLAS ☆ les avenirs perdent futur et les présents jamais ne durent.

« Monsieur Mendelson ? l’interpelle doucement la voix de la secrétaire et il sursaute sur son siège trop confortable. Maître Montravers va vous recevoir. » Sous un sourire encourageant, elle lui désigne la porte du bureau encore close. Il acquiesce lentement, incapable de parler ou même de la remercier. Il ne sait plus pourquoi il est là. Il n’a plus envie d’être là. Il n’aurait jamais dû venir là. C’était une erreur. Pas vrai ? Oui, c’était une erreur. Tout ça n’arrangera rien, tout ça ne réglera rien. Ça ne lui ramènera pas Thomas, ça ne lui ramènera pas son amour. Sa vie. Son conte de fées. Tout ça n’est qu’une perte de temps, un moyen de plus pour remuer le couteau dans la plaie encore béante et saignante. Peut-être n’était-il finalement pas encore prêt ? Prêt à revoir cet homme, prêt à le fixer droit dans les yeux. À regarder en face celui qui lui a pris sa raison de vivre. À quoi bon se battre ? Il aimerait se raccrocher à la colère, à la haine qui lui brûle la poitrine mais il n’a tout simplement pas la force. Pas quand il sait que, quoi qu’il se passe à ce procès, rien ne saura l’apaiser. Rien ne saura calmer la souffrance distillée dans tant de vies autour de lui. Des parents ont perdu leur fils ; un frère et une sœur ont perdu leur frère ; d’autres ont perdu un ami cher. Isaac a perdu son fiancé. Et quelques années de prison ne sauront pas réparer le mal qui a été fait ce jour-là. Mais il y a pourtant ce désir de vengeance, ce besoin de lui faire payer. De lui enlever autant qu’il a enlevé à tous ceux qui aimaient Thomas. Pendant un temps, Isaac a voulu le tuer de ses propres mains – il le veut encore, certains jours. Parce que c’était plus facile d’être en colère après cet inconnu et la terre entière plutôt que de se laisser noyer sous la douleur. L’absence. C’était plus simple de se concentrer sur ces sentiments incandescents plutôt que de s’enfoncer un peu plus dans le marasme de la souffrance, du vide. Ce vide que celui qu’il aimait tant a laissé le jour où il est mort dans ses bras. Quand il est seul dans son appartement, il revoit les yeux qui se voilent, le souffle qui s’arrête. C’est toujours aussi douloureux. L’image est toujours aussi violente. « Monsieur Mendelson ? » Il sursaute, encore. Il est face à la porte, il n’a pas bougé. Il est pétrifié, en vérité. « Maître Montravers vous attend. » « Oui, je… Désolé, il marmonne d’une voix rendue rauque. » Il adresse un pauvre sourire d’excuse à la femme avant de combler l’espace entre lui et le bureau de l’avocat chargé de s’occuper du procès du meurtre de son fiancé. Il toque timidement, il ne sait même pas s’il est censé faire ça en vérité. Il est perdu. Il a oublié comment ils faisaient tous, pour vivre. Pour évoluer en société. Gêné, il passe d’abord la tête comme s’il s’attendait à entrer en territoire ennemi. « Bonjour, je… Isaac Mendelson, il se présente doucement. Je viens pour… » Un nœud lui serre la gorge. Non, il n’est prêt pour affronter tout ça. C’est trop tôt. « Pour le procès Mendelson contre Gatling ? » C’est comme ça qu’on dit ? Peut-être. Il ne sait pas ça non plus.

Il se sent intimidé, il se sent gauche. Il ne se sent pas à sa place dans ce cabinet bien trop grand, bien trop luxueux. Il a l’impression d’étouffer. Isaac aurait dû attendre. Attendre de se sentir réellement prêt pour tout ça. Mais ce n’est pas comme si on lui avait laissé le choix. Il faudrait bien que le meurtrier de son fiancé passe devant le juge un jour et l’on semblait vouloir le faire rapidement, comme si l’affaire dérangeait. Comme s’il fallait vite se dépêcher de mettre le tueur de gays au placard avant que les élites pro-homosexuelles ne débarquent. Et Isaac s’en sent révolté. Désabusé. Il ne s’agit pas seulement d’une affaire lambda, il s’agit de son fiancé ! De son fiancé décédé. Mort parce qu’un homophobe n’aura pas supporté de voir leur amour, leur union. Les jambes flageolantes, il s’assoit sur le fauteuil que l’avocat lui présente d’un geste de la main. Ses doigts s’agitent nerveusement sur ses genoux. Il ne sait pas ce qu’il est censé dire, comment il est supposé présenter son affaire. Il ne sait même pas s’il sera capable d’en parler sans avoir la voix qui tremble, sans avoir les larmes aux yeux. Il ne parle jamais de Thomas, sauf peut-être quelquefois avec Dexter. Mais ça s’arrête là. Il ne prononce pas son prénom, il raconte encore moins la scène qui le hante nuit et jour. Alors comment sera-t-il apte à en discuter avec cet inconnu ? « Je… Vous m’avez été recommandé, il commence maladroitement. J’ai besoin d’un avocat pour… mh. » Il fronce les sourcils, incertain de comment plaider sa cause. Les mots qui lui viennent sont effrayants de violence et de haine, ça ne lui ressemble pas. Isaac n’a jamais cherché à nuire à quiconque, il a toujours vécu sans faire de vague. Sans jamais vouloir déranger qui que ce soit. Alors qu’il était en couple avec Thomas, jamais ils ne s’étaient permis de grandes effusions, refusant d’être le centre d’attention tels des animaux de cirque. Et même si aujourd’hui l’homosexualité semblait être de plus en plus acceptée, ils avaient fait le choix de ne jamais imposer leur amour, leur relation à ceux qui ne les connaissaient pas. À ceux qui ne voudraient peut-être pas les voir trop proches, trop amoureux. Trop tout. Et ça leur avait toujours convenu ainsi, ils ne gardaient les explosions passionnées que pour l’intimité de leur appartement. « Ce Gatling, il… Il a tué mon fiancé. » Et il avait fallu d’une seule fois. D’un seul baiser volé entre deux sourires innocents. Un seul geste qui a été le geste de trop. Ça avait été leur dernier baiser. La dernière fois qu’il voyait Thomas lui sourire ; la dernière fois qu’il entendait sa voix. La dernière fois qu’il lui disait qu’il l’aimait. Isaac se mord la lèvre, le cœur lourd. L’estomac noué. Il ne faut pas qu’il pleure – il se répète la phrase depuis qu’il est assis sur le fauteuil de la salle d’attente. Il ne doit pas pleurer. Il ne sait pas s’il en aura la force mais il va essayer. Serrer les dents, contracter les mâchoires. Inspirer par le nez, expirer par la bouche. « Et son procès aura lieu dans peu de temps, continue-t-il, ses jambes s’agitant sous son siège. J’ai besoin qu’on me représente. Qu’on nous représente, la famille de mon fiancé et moi. » Parce qu’il doit payer. Parce que justice doit être faite. Parce que cet acte ignoble ne peut rester impuni. Ça ne lui rendra pas Thomas, il en est douloureusement conscient ; ça ne leur rendra pas leur vie. Mais il espère que ça apaisera la colère, que ça apaisera la haine. Même si la douleur restera toujours là, comme une cicatrice sur sa chair, comme une marque au fer rouge, il a besoin de savoir que l’assassin passera sa vie derrière des barreaux. Il mérite bien pire, il mérite tellement plus que ça. Mais Isaac sait qu’il pourra s’estimer chanceux s’il arrive au moins à le voir être emprisonné pendant quelques années. Isaac n’attend pas un miracle, ça n’existe pas. Mais pour reprendre sa route, l’autre doit payer. « Il me faut quelqu’un de compétent pour défendre nos intérêts. » Ils doivent gagner ce procès. Pour eux, pour Thomas. Pour tous ceux que l’homophobie a blessé et blesse encore aujourd’hui.

Toutes mes condoléances. Ce que Isaac peut détester ces mots, ce qu’il peut détester cette phase. Elle ne veut absolument rien dire, elle n’a aucun sens. Aucune profondeur. Elle a seule la saveur prémâchée d’un vieux chewing-gum qu’on garde en bouche plus par habitude que pour son goût de menthe fraîche. Il ne le connaît pas, il ne connaissait même pas Thomas. À quoi ça lui sert, de présenter ses condoléances ? À rien, strictement à rien. Parce que ça non plus ça ne changera rien. Ça ne changera rien à la situation d’Isaac, à sa peine, à l’absence qui le bouffe et le tue. Et s’il en avait la force, il dirait tout ça. Il dirait tout ça à cet avocat. Mais au lieu de cela, il serre les mâchoires et acquiesce pour le remercier. La gorge serrée, il est incapable de parler. Parce que tout ça est presque surréaliste. Comme s’il avait passé la frontière du réel et qu’il se trouvait désormais dans un univers parallèle. Il ne peut pas avoir besoin d’un avocat pour un tel procès. Le procès de cet homme qu’il hait de toutes les fibres de son corps, le procès de cet assassin homophobe. Le procès du meurtre de son fiancé. Mort dans ses bras. Comment est-ce possible ? Comment a-t-il pu en arriver là ? C’est injuste. Si injuste. Et ce n’est apparemment pas le pire de son histoire, de toute cette histoire. Parce que l’autre veut s’en sortir, parce que l’autre veut endosser le rôle de victime. Comment ose-t-il ? Comment peut-il ? Il n’a donc aucune dignité ? Un frisson glacé de fureur traverse l’échine d’Isaac, le faisant se tendre sur son siège. Il serre les dents et pince les lèvres. « Ça ne lui donnait pas le droit de tuer mon fiancé, il argue avec virulence, la voix pourtant basse et voilée. Alcool ou non. Traumatisme ou non. Ça ne lui donnait pas le droit de prendre une vie. » Tout ça est ridicule. C’est ça, la justice d’aujourd’hui ? Un tissu de mensonges. Un ramassis de conneries pur apitoyer les foules ? Impossible. Isaac ne peut pas croire que l’autre pourrait s’en sortir sans rien. Juste pour une histoire d’alcool ; jute pour une histoire inventée de traumatisme. Ça ne change rien au fait que Thomas a été tué. Ça ne change rien au fait que des vies ont été détruites à cause de lui. À cause de son acte immonde. Et Isaac devrait le regarder s’en tirer sans rien dire, sans pouvoir rien faire ? La colère lui compresse la poitrine, encore plus quand l’avocat ne semble pas plus intéressé, pas plus convaincu que ça. Comme si l’affaire l’ennuyait déjà. Ne peut-il pas comprendre la peine ? La douleur ? Ne peut-il pas comprendre que cet homme doit payer pour ce qu’il a fait ? « Peut-être parce que c’est tout simplement votre travail ? Ce pour quoi vous êtes payé ? il rétorque, le ton dur et les sourcils froncés. » S’il était paranoïaque, Isaac penserait que c’est parce qu’il s’agit d’une affaire d’homophobie que l’homme en face de lui se montre si réticent. S’il se laissait aller à la colère engendrée par toute cette douleur qu’il subit depuis la mort de Thomas, il crierait au scandale. Mais il ne comprend pas. Il ne comprend pas pourquoi ça semble si compliqué de vouloir défendre son cas. Pourquoi ça semble si compliqué de voir que ce Gatling est un meurtrier et qu’il doit faire face aux conséquences de ses actes. « Écoutez, maître, je me fiche de ce qu’ils disent, de ce que pourra bien dire l’avocat qui osera défendre cet être immonde et abject. Cet homme, si c’en est encore un, a abattu mon fiancé. Il a tué l’homme que j’aimais. L’homme de ma vie, s’emballe Isaac, la voix tremblante d’émotions mélangées. Nous allions nous marier, fonder une famille peut-être. Nous avions des projets. Un avenir. Thomas avait un avenir. Et il nous a tout enlevé. Il a gâché non pas une seule vie mais celle de toute sa famille. La mienne. Il a enlevé un fils à ses parents, un frère à son jumeau et à sa sœur. Il a enlevé un homme à son âme-sœur. » Isaac ne sait pas s’il doit avoir mal ou s’il doit juste se raccrocher à la colère. Il ne sait pas s’il peut s’effondrer ou s’il doit rester fort devant l’avocat. Il ne sait pas non plus si c’est sa vue qui se brouille de larmes ou bien si c’est juste parce qu’il est resté trop longtemps à fixer maître Montravers sans cligner des paupières. « Et vous voudriez que je reste sans rien dire pendant qu’on salira sa mémoire, qu’on accordera la liberté à quelqu’un qui ne la mérite pas ? Thomas mérite justice, il assène avec assurance. Il mérite que cet homme soit envoyé en prison pour le restant de sa vie. Et c’est encore une bien trop douce punition comparé à tout ce que je voudrais lui faire de mes propres mains. » Il serre les poings sur ses genoux, tremblant. « Si vous avez choisi ce métier par conviction, ce sont des affaires comme la mienne que vous devriez défendre. Et pas seulement celles de ces gens haut placés au portefeuille bien trop rempli. »

Il ne sait pas s’il doit être en colère, mortifié ou bien tout simplement désabusé. Isaac avait sûrement beaucoup trop d’espoirs en entrant dans ce bureau. Il se voyait sûrement déjà envoyer cet assassin en prison pour le restant de ses jours. Isaac a toujours été si idéaliste, si rêveur aussi. Thomas aimait ce côté de sa personnalité, lui qui était souvent le plus pragmatique et le plus raisonnable des deux. À son côté, il avait appris à garder les pieds sur Terre quand c’était nécessaire – à son côté, il avait appris tant de choses. Et aujourd’hui, il ne reste rien de tout ça. De tout ce qu’ils ont vécu. Juste des souvenirs, des images de plus en plus floues. Et alors qu’il pensait pouvoir faire justice, alors qu’il pensait pouvoir venger la mort de son fiancé, tout s’écroulait. Tout n’était plus qu’un champ de ruines. Ses espoirs, ses rêves. Son avenir. Tout ce qu’il avait mis des années à bâtir, à construire – comme toutes ces maisons, ces habitations, ces bâtiments dont il avait assuré la construction. C’était ironique pour un architecte de voir toute sa vie s’effondrer comme quand on fait sauter un immeuble qui s’affaisse lentement sur lui-même. Et terminer en un tas géant de gravas. De restes d’une vie antérieure. Isaac fixe ses mains, complètement sonné. Terrassé. Ainsi, l’autre allait s’en tirer juste parce qu’il avait dépassé la limite autorisée d’alcool dans le sang. Et il ne pourrait plus se battre, plus agir pour la mémoire de son défunt fiancé. Un frisson dégringole le long de sa colonne quand l’avocat lui demande de raconter la scène. La dernière scène. Le dernier moment. Ce dernier instant où il sentait encore son cœur battre, où il se sentait encore en vie. Isaac ne sait même pas s’il en sera capable. Capable de mettre des mots sur l’horreur, la terreur. La douleur. Haussant les sourcils, il relève un instant les yeux vers l’homme en face de lui et le fixe, presque sans comprendre. Ses honoraires ? « Non, elle n’en a pas parlé, il répond doucement avant de pincer les lèvres. Ou peut-être que si, je ne sais plus. J’ai… Je n’ai pas fait attention. » Parce qu’il n’avait plus vraiment les pieds sur Terre, la tête sur les épaules. Parce que son esprit était empli d’autres pensées qui le torturaient et qu’il n’arrivait plus à se concentrer sur la réalité. Sur la vie autour de lui. « Mais peu m’importe, je débourserai jusqu’au dernier centime de mon compte en banque s’il le faut, il continue d’un ton plu convaincu. Mais je veux qu’il paye pour ce qu’il a fait. Peu importe combien ça va me coûter. » Il ne désirait rien, de toute façon. Il n’avait plus aucun projet à réaliser. Alors à quoi d’autre l’argent économisé pourrait-il bien lui servir sinon ça, ce procès ? Isaac n’est pas riche, pas pauvre non plus. En vérité, il ne sait même pas où en sont ses finances. Il n’a pas été travailler depuis ce qui lui semble être une éternité. « Ce qu’il me reste de ce jour-là est vague, lâche-t-il après un silence, après une grande inspiration. Tout s’est passé si vite… Un instant, il était là, près de moi et on riait en parlant de son costume de mariage et l’instant d’après, il… Il était juste… mort. » Mort. Emportant avec lui tout ce qu’il restait d’eux. « J’aurais dû être là, avec lui. J’étais censé le rejoindre juste après avoir payé notre repas… » Mais Isaac est arrivé trop tard. Thomas était déjà touché, déjà à terre.

Pendant un instant, il fronce les sourcils. Il suppose que tout ça fait partie du métier, que les questions que l’avocat prend le temps de lui poser doivent avoir une certaine légitimité. Isaac essaye de se convaincre que c’est juste pour ça – juste pour une histoire de boulot, une histoire de procès. Il espère de tout cœur que l’homme en face de lui ne paraît pas aussi désintéressé dans la vie de tous les jours, en dehors de son image d’avocat haut placé et respecté. Leur mariage, à Thomas et lui, était un acte d’amour, une volonté de s’unir et de partager le reste de leur vie. Pas une stupide histoire pour faire pleurer la ménagère de plus de cinquante ans. Il pourrait comprendre que l’avocat veuille utiliser ce fait pour attendrir le jury, pour les émouvoir. Mais ça n’en laissait pas moins un goût âcre étrange sur sa langue. Parce qu’Isaac aimait Thomas. Et il aime toujours Thomas. Et dans la bouche de monsieur Montravers, ça sonnait juste comme une banalité affligeante. Quelque chose dénué de sens et de profondeur. Alors que Thomas était l’amour de sa vie. Il était sa vie. Et voilà que leur histoire n’en était réduite qu’à une seule volonté de s’attirer les bonnes grâces du jury, du juge ou de n’importe qui d’autre. « Vous avez conscience que l’on parle de mon mariage, n’est-ce pas ? Du fait que j’allais m’unir à l’homme de ma vie ? Est-ce que vous vous rendez compte que c’était une réalité, quelque chose de concret ? Et pas seulement une histoire cousue de fil blanc pour arracher des larmes à une assistance, il rétorque d’une voix sourde et tremblante. » Il avait encore les essais pour leurs faire-parts, bon sang ! Il se souvient encore des rendez-vous avec les traiteurs pour décider du gâteau, des entrées. Il aurait dû avoir son dernier rendez-vous pour l’essayage de costume dans quelques semaines. Et les lèves pincées, le cœur serré juste au bord des lèvres, Isaac est obligé de revoir des images qui le terrifient, une scène qui le renverse. « Non… Oui… Peut-être, il hésite avant de se frotter la tempe. C’est confus, je… Je ne me rappelle plus. » Il presse les paupières, refoulant au mieux toutes les larmes qui montent soudainement. La gorge qui se serre. La poitrine qui fait mal, si mal. C’est si douloureux. Sera-t-il donc obligé de revivre ce moment jusqu’à la fin de sa vie ? « Je n’ai rien vu du début de l’altercation, il reprend cependant qu’il essaye de contrôler sa respiration laborieuse. Mais je connaissais Thomas. Je connaissais l’homme qu’il était. Et jamais il n’aurait usé de la violence en premier. Jamais. » Son fiancé était la douceur, la bonté même. Il ne se rappelle pas l’avoir vu une seule fois être consciemment méchant envers quelqu’un. « Vous devez bien vous douter que lorsqu’on est gay, il est obligé d’essuyer à un quelconque moment de notre vie les insultes et les remarques désagréables. Thomas n’a pas échappé à cette règle. Mais d’aussi loin que je le connaisse, jamais je ne l’ai vu répondre aux homophobes par la violence ou la colère. Il les ignorait. Quoi que cet être immonde ait dit ou fait, Thomas aura tout simplement continué son chemin, lâche-t-il avec un hochement de tête. Et je n’ai pas besoin d’avoir assisté à la scène pour en être sûr. » Il ne pouvait tout simplement pas croire une telle chose. Pas de la part de celui qu’il aimait tant. « Il y avait du monde. Il y avait quelqu’un près de Thomas quand je suis arrivé. Il… il essayait de lui venir en aide. » Tout se brouille, tout devient flou. Tout est si douloureux.

Comme un enfant, Isaac voudrait pouvoir se boucher les oreilles, hurler. Hurler jusqu’à ce que la voix de l’avocat s’éteigne. Disparaisse. Il veut rentrer chez lui, se rouler en boule sur son canapé. Il veut retrouver Dexter et oublier. Il veut tout oublier de ce procès, de ces questions immondes qui lui donnent juste l’envie de vomir. De mourir. Il n’a pas le droit de faire passer Thomas pour quelqu’un qu’il n’était pas, qu’il n’a jamais été. Il ne le connaissait pas. Il ne savait pas qui il était. Mais Isaac, lui, sait. Thomas était un être absolument parfait. Et jamais il n’aurait violemment réagi à une simple remarque homophobe. « Jamais ça n’aurait pu arriver, il affirme encore, sourcils froncés. Je connaissais Thomas. Ça ne s’est pas passé comme ça. » Il était prêt à parier sur sa vie. Il sait qu’il a raison, il ne peut pas se tromper. Et il a besoin de savoir que l’autre est coupable. Il a besoin de projeter sa haine contre cet inconnu. Parce que ça soulage, parce que ça fait du bien. Parce qu’il ne peut plus supporter toute cette violence à l’intérieur de sa poitrine qui fait rugir le sang dans ses veines et battre son cœur à ses tempes. Et son seul espoir est de retrouver les témoins. De les persuader de vouloir témoigner pour l’aider à gagner ce procès, à rendre justice à Thomas. S’il venait à perdre, Isaac s’effondrerait. C’est comme s’il ne tenait qu’à l’espoir d’envoyer ce criminel en prison pour le restant de sa vie. Il n’arrive même pas à prononcer son nom, ne sait même pas s’il sera capable de le regarder en face après ce qu’il a fait. Être dans la même pièce que lui sans avoir cette envie colérique de lui faire payer de ses propres mains. Mais Thomas ne voudrait pas ça. Il ne voudrait pas qu’il s’abaisse à autant de violence. Même si cet homme le mérite, même si l’envie est trop forte, si Thomas était là il lui dirait qu’il ne peut pas faire ça. Parce que ça ne l’apaisera pas – pas sur le long terme. Si le soulagement sera instantané, il ne restera à la fin qu’un vieux goût de papier mâché sur ses lèvres. « Je vais les retrouver alors, souffle-t-il doucement. Vous pensez qu’ils pourront vraiment nous aider ? » Les aider à gagner. Isaac se sent si découragé. Si fatigué. Il voudrait juste retrouver Thomas, effacer tout ça et repartir en arrière. Quand il était encore heureux. Quand il était encore aimé. Il aimerait remonter le temps, retrouver la chaleur de son étreinte, de ses baisers. Mais il est simplement coincé – coincé dans ce présent en noir et blanc, dans ce présent sans saveur. « Vous devez m’aider, Maître, il reprend après une inspiration. Si l’autre est acquitté, si on le laisse s’en tirer, ce n’est pas seulement Thomas qui aura perdu. Mais toute la communauté LGBT. Si on laisse passer un tel acte, on revient dix ans en arrière. » Alors que tant a été fait depuis, alors qu’ils avancent pas à pas vers l’acceptation d’autrui. « J’ai tout perdu et il ne me reste que ce procès pour me battre. Pour Thomas. » Et Isaac n’aura de cesse de vouloir justice pour son fiancé, même s’il doit lui-même perdre la vie.

Isaac est juste fatigué. Las. Il n’avait pas pensé que ce serait finalement si compliqué de faire condamner un meurtrier. S’il était en pleine possession de ses moyens, il comprendrait. Isaac comprendrait pourquoi l’avocat lui parle de cette manière, pourquoi ce sont ces mots-là qui sortent de sa bouche pas d’autres – pas ceux qu’il aurait voulu pouvoir entendre. Oui, il comprendrait. Mais, là, en cet instant, ce n’est pas le cas. Il n’arrive pas à comprendre. Aveuglé par son amour pour Thomas, par la douleur et la haine, Isaac n’arrive pas à faire l’effort de comprendre tout ça. Il a naïvement cru que ce serait simple. Facile. Que ce procès était même gagné d’avance. Parce qu’il sait qu’il n’aura pas la force nécessaire pour se battre longtemps, férocement. Il veut tout oublier et très vite. Il veut passer à autre chose. Mais ça ne lui semble pas être permis. Il ne semble pas être en position pour ça – pas encore. Parce que c’est la loi qui prime, et pas le cœur ; parce que c’est la justice qui parle et non les sentiments. Il suppose que ça n’a aucune valeur qu’il ait aimé Thomas à un point inimaginable, il suppose que ça ne vaut rien devant un juge qu’il aurait donné sa vie pour lui. Ça ne montre rien, ça ne prouve rien comme le dit Maître Montravers. Et Isaac doit trouver le courage nécessaire pour envisager la longue bataille qui se construit lentement devant lui. Alors qu’il voudrait juste s’enterrer six pieds sous terre et ne plus jamais ressortir. Il aurait voulu mourir ce jour-là avec Thomas – ça aurait été plus simple pour lui. Mais il est encore là, à moitié en vie. À peine capable de respirer. Mais encore et toujours en vie – malheureusement. Et il n’a pas non plus la force de se battre pour faire comprendre à son (même pas encore) avocat que l’homosexualité n’a rien d’un choix. Que personne ne décide de sa propre sexualité. Que si c’était réellement une décision à prendre, alors l’homosexualité n’existerait probablement pas – parce que le fait d’être hétérosexuel est quand même bien plus facile à vivre que tout le reste dans notre société, il faut l’avouer. Non, il ne veut pas s’engager sur ce terrain-là parce que, de toute façon, l’homme en face de lui ne comprendrait pas. Ne ferait pas l’effort de comprendre – parce que ça ne l’intéresse pas. Parce que ça ne compte pas dans leur affaire. Parce que ça ne présente pas un intérêt quelconque pour le cas à défendre ici. Maître Montravers est sûrement compétent, il n’en doute absolument pas, mais il n’a clairement aucune capacité dans le social et l’affectif. Il lui fait un peu penser à une espèce de robot, de machine. Comme s’il était devenu imperméable à l’horreur humaine avec les années. Comme si tout ça glissait sur lui, doucement. Sans même laisser une marque sur sa peau. Sa conscience. Rien. Si Isaac ne se sentait pas si englué dans sa propre souffrance, il aurait la décence de le plaindre. D’avoir de la peine pour lui – parce que ça ne doit pas être simple de vivre tous les jours avec un coffre-fort en béton armé autour du cœur. « D’accord, il faut retrouver les témoins, il acquiesce. Voir s’ils acceptent de parler. Et ensuite ? Est-ce qu’il y a autre chose à faire ? Quelque chose de plus pour aider au procès ? » Isaac n’est même pas sûr de pouvoir les retrouver. Il ne les connaît pas, et sûrement pas leurs noms. Il y avait pourtant du monde ce jour-là, trop de monde. Mais son souvenir est tout entier dirigé vers son fiancé. Le reste semble se perdre dans des méandres trop flous.

Il se demande encore combien de temps il va devoir supporter tout ça. Combien de temps il va devoir rester assis là, à ce bureau, à entendre cet avocat parler de Thomas alors qu’il ne le connaissait pas. Entendre tous ces mots qui font du meurtre de son fiancé une simple affaire de bagarre qui a mal tourné. Qui font de son amour un être qu’il n’était pourtant pas. Combien de temps il va devoir endurer le bruit irritant de ces doigts qui pianotent le plan de travail de façon régulière – comme si Maître Montravers avait mieux à faire. Comme si la situation lui était désagréable. Isaac masse lentement sa tempe douloureuse et grimace. Il n’a pas hâte d’être à la suite. D’être au procès. Il voudrait déjà que tout soit terminé alors que rien n’a encore commencé. Il aimerait pouvoir s’enfermer à double tour dans son appartement, pleurer peut-être. Pleurer jusqu’à avoir les yeux trop secs. Jusqu’à ce qu’il n’ait plus de larmes à verser. C’est trop douloureux, c’est trop difficile. Il pensait être assez fort pour endurer tout ça mais ce n’est pas le cas. Parce qu’il n’est pas prêt à laisser partir Thomas. Il n’est finalement pas prêt à le laisser s’envoler pour de bon. Souvent, il pense encore qu’il va passer la porte de leur foyer, lui sourire. Souvent, il se dit qu’il va rentrer. Et quand il est avec Dexter, il se sent mal de l’abandonner. Il se sent coupable de penser à l’appartement vide qu’il a laissé. Thomas aurait le cœur brisé s’il voyait tout ça. Et peut-être même les voient-ils. Peut-être souffre-t-il de leur comportement à lui et son frère jumeau. « Non, je ne crois pas, il répond doucement, regard baissé sur mes mains à nouveau nouées. Pas pour l’instant, en tout cas. » Il ne veut pas poser plus de questions. Il ne veut pas plus de réponse. Pas plus de douleur. Il en a assez. Il veut être tranquille et tout oublier de ce rendez-vous malheureux qui ne s’est clairement pas passé comme il l’avait imaginé. Comme il l’avait pensé. Tout aurait dû être plus simple, plus facile. Tout aurait dû être différent – sa vie aurait dû être différente. Mais voilà qu’il est juste seul face au chagrin, face à la perte. Et personne pour l’aider. Bien sûr, il y a son beau-frère, il y a Christopher et Adrian. Mais au final, dans l’obscurité de l’appartement, il se retrouve seul avec ce vide à l’intérieur de sa poitrine. Ce trou béant qu’il tente vainement de combler comme il peut. Isaac est fatigué. Ce n’est plus seulement une fatigue physique qui l’assomme. Qui rend sa respiration si difficile. Il est juste fatigué de vivre. De devoir se battre aujourd’hui. Et s’il abandonnait ? Et s’il laissait tomber ? Est-ce qu’on lui en voudrait de juste baisser les bras ? Sans doute. Sûrement. Dexter lui en voudrait ; la famille Simmons lui en voudrait. Il s’en voudrait lui-même. Thomas lui en voudrait. Parce qu’il faut que justice soit rendue malgré tout. « Merci pour votre temps, Maître, il lâche avec un sourire presque forcé en serrant la main tendue. À bientôt, j’espère. » Alors il va mener un combat qui lui semble perdu d’avance, il va batailler contre des forces qu’il ne maîtrise pas du tout. Et ensuite il retournera à sa solitude, à son obscurité. Il retrouvera le gouffre dans son estomac. Parce que rien n’aura changé. Thomas sera toujours mort, Isaac sera toujours seul. Les jambes flageolantes, il quitte le bureau, dit au revoir à la secrétaire à mi-mots, s’empêche de courir jusqu’à l’air libre. Ce n’est finalement que dans la rue qu’il se permet d’éclater en sanglots, démoralisé.